Pédocriminalité : quand la famille devient une prison
Comment imaginer l’impensable ? Comment le foyer familial, lieu de l’amour parental et fraternel, peut-il devenir un enfer de violences où le silence s’impose ? C’est cette réalité qui se présente à nous lorsque l’inceste est évoqué. Analyse d’un phénomène effroyable, « le dernier tabou de l’humanité » pour Homayra Sellier, présidente et fondatrice de l’association Innocence en danger.
Dans des oeuvres littéraires telles que l’Inceste de Christine Angot ou encore Rien ne s’oppose à la Nuit de Delphine de Vigan, l’inceste sous toutes ses facettes est évoqué. Le processus de réalisation, les traumatismes béants, la politique de l’autruche des proches et le silence qui règne autour de ces actes : rien n’y est omis. Ces oeuvres ont contribué à mettre des mots sur l’indicible et l’intolérable, comme lorsque Barbara évoque l’Aigle Noir.
Les tentatives d’explications de l’inceste ont animé nombre de chercheurs et penseurs. L’un des premiers fut le père de la sociologie moderne, Emile Durkheim. En 1897, il publie La prohibition de l’inceste et ses origines qui marque une rupture avec les sciences naturelles. Dorénavant, la biologie ne peut pas, à elle seule, expliquer le tabou et l’interdiction de l’inceste. Patric Jean, auteur-réalisateur, dont le dernier ouvrage La loi des pères est paru en 2020, ajoute que « cette prohibition est apparue chez nos ancêtres les premiers sapiens dans un but utilitariste : ne pas avoir de relation avec les filles que l’on peut échanger contre des filles d’une autre famille afin de sceller des alliances avec celle-ci. »

Un phénomène d’ampleur
Jean-Luc Viaux, professeur émérite en psychologie à l’Université de Rouen Normandie explique que « d’un point de vue clinique et anthropologique, la plus schématique des conceptions définit l’inceste comme le fait d’avoir des relations sexuelles entre des personnes « interdites », quel que soit leur âge.« « Quand on parle d’inceste aujourd’hui en occident, il s’agit essentiellement des agressions sexuelles de mineurs dans le cadre familial. Agressions dont le père apparaît en tête dans les statistiques », ajoute Patric Jean.
En France, l’interdiction des actes incestueux, et non simplement le mariage entre membres de la même famille, est relativement récent. La loi du 14 mars 2016 a tenté de corriger le tir, mais elle ne qualifiait « d’incestueux » que « les viols et agressions sexuelles » commis sur une personne mineure. Cette disposition a évolué – la mention spécifique concernant les mineurs a été supprimée en août 2018.
Il me semble urgent de provoquer une prise de conscience de l’aspect massif et systémique du problème.
Patric Jean, auteur-réalisateur
Selon un sondage Harris de 2015, 6% des Français auraient été victimes d’inceste, soit quatre millions de personnes. En France, cela concernerait donc environ 743 000 enfants actuellement scolarisés dans le premier et second degrés (1). Cette même enquête révélait que 27% des personnes interrogées connaissaient au moins une victime dans leur entourage. « Il ressort de la dernière enquête en date, Virage (Violences et rapports de genre), que l’Institut national d’études démographiques (Ined) a conduite en 2015 et dont les résultats sont en cours d’exploitation, qu’au cours de leur vie, 5 % des femmes et un peu moins de 1 % des hommes de 20 à 69 ans ont été victimes de viol ou tentative de viol ou d’attouchements dans le cadre familial ou de l’entourage proche. Surtout, plus de 90 % de ces actes, s’agissant des femmes, et 100 %, concernant les hommes, se sont produits pour la première fois entre 0 et 17 ans.« , explique Sylvie Cromer, maîtresse de conférences en sociologie à l’université Lille 2 et directrice de l’Institut du genre, un groupement d’intérêt scientifique fondé en 2012 à l’initiative de l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS. « Il me semble urgent de provoquer une prise de conscience de l’aspect massif et systémique du problème », estime Patric Jean.
Une prise en charge incertaine des victimes
Concernant la prise en charge des victimes, si la justice peut agir, ses actions n’en restent pas moins limitées. Pour des associations telles que Innocence en Danger, présidée par Homayra Sellier, proches des dossiers judiciaires, « les condamnations sont peu nombreuses voire inexistantes ». « Les jugements représentent une goutte d’eau dans l’océan puisque les victimes portent très rarement plainte et que celles-ci sont le plus souvent classées, parfois sans la moindre enquête », explique Patric Jean. Cela s’explique par la faible manifestation des victimes : en France « 90 % des cas d’infractions sexuelles faites sur les enfants ne sont pas déclarées aux autorités » selon les chiffres évoqués par l’association internationale des victimes de l’inceste (Aivi).
Il en résulte que les victimes « ne sont le plus souvent pas prises en charge. On commence généralement par nier leur parole. En France, on estime à 70% les plaintes et signalements classés par les parquets. Les policiers ne sont pas formés à recevoir ces plaintes, les magistrats non plus. Ou très mal. La parole d’une victime est donc le plus souvent l’objet d’un doute alors que les études montrent que les fausses allégations de ce type sont rarissimes », commente Patric Jean. Selon Homayra Sellier, les enfants sur lesquels il y a des signalements doivent être suivis plus longtemps. Il s’agirait aussi d’améliorer la formation des travailleurs sociaux, qui bien souvent sont désemparés face à des situations délicates, nécessitant un accompagnement concret et réel : « il n’y a plus le droit à l’erreur » prévient-elle. Et ajoute qu’il faut former et donner les moyens à la justice française pour punir et prévenir de tels abus. « Il nous semble important d’intégrer les apports des sciences sociales et des sciences de la santé sur l’inceste aux formations des professionnels de l’enfance, de l’éducation, des équipes soignantes, des intervenant(e)s sociaux, des personnels policiers et judiciaires… », assure Sylvie Cromer.
Les condamnations sont peu nombreuses voire inexistantes.
Homayra Sellier, présidente de innocence en danger
Pourtant, l’impact causé par ces traumatismes est indéniable. Certains enfants violés « enferment leurs souvenirs dans une sorte d’amnésie qui n’empêche pas la souffrance. D’autres encore mettent très longtemps à pouvoir le formuler, parfois plusieurs décennies. Il faut dire que tout les pousse à se taire », souligne l’auteur-réalisateur. Cette amnésie ne s’étend pas qu’à l’inceste mais aussi aux autres victimes de pédocriminalité. Certaines de celles qui sont accompagnées par l’association de Homayra Sellier ne se rappellent que très peu des faits : c’est le cas de l’affaire de Villefontaine ou Joël le Scouarnec, dont nous vous parlions ici. Souvent, le traumatisme et la cassure laissés par l’inceste restent enfouis durant de nombreuses années, jusqu’à la prise de conscience à la suite d’un événement qui provoquera le « réveil » de la victime et pourra la conduire au poste de police. Avec les délais de prescriptions limités à 30 ans, le silence peut perdurer par peur de la réaction des proches. Certaines victimes peuvent aussi rester en contact avec leur agresseur, par peur d’exclusion ou de rejet par le restant de la famille. Dans Rien ne s’oppose à la nuit, Delphine de Vigan raconte comment petit à petit sa mère a été exclue du cercle familial après avoir révélé l’inceste dont elle a été victime par son père. Des années après, les viols se reproduisent de manière plus ou moins dissimulée, et pourtant c’est la même chose : on l’accuse d’être folle et d’affabuler. Au-delà de cette quasi-absence de condamnation, les actes incestueux peuvent créer des séquelles psychologiques et physiques durables.

Face aux manquements de la justice, des associations essaient d’accompagner les victimes tant bien que mal. C’est le cas d’Innocence en Danger, créée en 2000 par Homayra Sellier à la suite du scandale provoqué par l’Opération Cathédrale qui avait fait travailler ensemble les polices de 14 pays pour démanteler un réseau cyber-pédocriminel nommé « The Wonderland Club ». L’association se donne pour mission d’accompagner les enfants victimes de violences en tout genre. Dans le cas des victimes de pédocriminalité et plus particulièrement d’inceste, l’association est majoritairement sollicitée par l’entourage des victimes. Par la suite, elle aide ces dernières à poursuivre l’affaire en justice. Elle fournit des avocats et aide à la constitution d’un dossier judiciaire. L’association accompagne aussi les enfants victimes, grâce à un comité de psychothérapeutes qui les suivent. Ils sont alors mis en confiance et orienté pour ne pas être trop déstabilisés lorsqu’ils devront faire part de leurs traumatismes devant une cour de justice. (2)
Selon Homayra Sellier, si la parole se libère de plus en plus ces dernières années, elle n’est pas due au fait que les victimes parlent plus, mais du fait d’un mauvais accompagnement des violeurs par la justice, qui récidivent par la suite. « La prison ne tue pas la pulsion envers un enfant », ajoute-t-elle.
Repenser notre société
Dans l’hypothèse ou un violeur d’enfant se retrouve derrière les barreaux, qu’en est-il des dispositifs mis en place pour empêcher qu’il ne récidive ? La question semble bel et bien posée. Au détour d’une question, Homayra Sellier expliquait avoir eu connaissance d’un dossier judiciaire où un pédocriminel avait récidivé sept fois. Et à la question « Allez-vous recommencer ? », l’intéressé répondit avec honnêteté « c’est possible ». Cette reproduction du comportement criminel n’est pas le fait d’un seul et le passé de ces individus peut être éclairant. « Plusieurs théories suggèrent que les sujets victimisés lors de leur enfance ont tendance à perpétrer des abus sexuels sur des enfants à l’âge adulte. Or, rien, pour l’heure, ne permet d’étayer l’hypothèse de « l’abusé abuseur ».« , explique Sylvie Cromer. Homayra Sellier avance que les agressions sexuelles subies dans le passé peuvent « perturber la construction psychique des êtres« . S’ajoute à cela nos sociétés selon elle dépourvues d’un véritable « regard réparateur » sur les victimes. Ce mélange conduirait à une reproduction des violences subies antérieurement. C’est la raison pour laquelle « il nous paraît indispensable de promouvoir la prise en charge des agresseurs, tant pour réduire les risques de récidive que pour bloquer le processus de transmission intergénérationnelle », ajoute Sylvie Cromer. Cet accompagnement serait bienvenu pour la présidente d’Innocence en danger qui souligne qu’« on libère les criminels sans savoir quel est leur état psychique ».
Il nous paraît indispensable de promouvoir la prise en charge des agresseurs, tant pour réduire les risques de récidive que pour bloquer le processus de transmission intergénérationnelle.
Sylvie Cromer
A travers ce prisme, les violeurs d’enfants sont des personnes comme tout le monde. Les doigts tendus vers ceux qui sont considérés par certains comme des « fous » semblent être illusoirs pour cerner et résoudre ce fléau. « Le pédocriminel type, ce n’est pas Dutroux, c’est le père au-dessus de tout soupçon, le grand-père aimant, l’oncle si gentil ou l’ami de la famille tellement serviable. Vu les statistiques, nous en connaissons tous sans le savoir », assure Patric Jean. « Tous les milieux sont touchés. Il faut en finir avec la thèse misérabiliste selon laquelle les violences incestueuses seraient l’apanage des familles défavorisées », assure Sylvie Cromer. De même, pour Homayra Sellier, les pédocriminels « savent très bien ce qu’ils font » lorsqu’ils agressent ou violent un enfant. Par le silence imposé à leurs victimes et les menaces proférées pour ne pas que la vérité éclate, les pédocriminels instaurent une loi du silence par la peur. Ils sont conscients de l’illégalité de leurs actes.
L’inceste n’est pas un phénomène isolé. « Il ne s’agit donc pas de faits divers, mais d’un système social et culturel où il faut chercher l’origine de ce phénomène à la fois genré et à la fois produit dans le cadre de l’institution la moins remise en question : la famille. Il faut marteler les faits pour faire apparaître au grand jour l’existence du phénomène », souligne Patric Jean. Ce n’est pas le fait d’une personne, mais de la société. « Les phénomènes sociaux apparaissent au grand jour selon un calendrier complexe. […] Ce sont des processus lents et complexes qui ne relèvent pas seulement de notre volonté. […] Mais il a fallu attendre des conceptions modernes de l’enfance pour accepter l’idée qu’un enfant violé souffrira toute sa vie », explique-t-il.
La hiérarchisation de notre société est au centre de l’explication. L’interrogation de l’organisation sociale actuelle et passée est primordiale. « Le début de la civilisation a été marqué, il y a deux cent millénaires, par les premières alliances entre groupes d’individus, scellées par des échanges de filles. […] L’anthropologue Françoise Héritier a bien montré comment s’est conceptualisée à cette époque la hiérarchie entre le masculin et le féminin, dont les hommes et les femmes évidemment. Une autre hiérarchie est apparue très tôt également : la supériorité de celui qui est né avant, adulte sur enfant, aîné sur cadet, etc. Ces deux règles font apparaître la figure du premier pouvoir politique : celui qui est masculin et qui est né avant, à savoir le père. Il règne sur la famille dont il est propriétaire des corps. […]. Cette figure politique du père a alors servi de pierre angulaire à toute la structure sociale », explique Patric Jean. Et le passage à l’acte n’est pas sans cause. « On compte 1,5% des hommes qui ont agressé un enfant au moins dans le cadre familial. Dans ce cas, il ne s’agit pas nécessairement d’hommes qui ont du désir pour les enfants, ils ne sont pas pédophiles, mais ils réactivent le droit archaïque de posséder leurs propres enfants ou ceux de leur famille. Cela se déroule souvent après une séparation avec la mère, comme s’il s’agissait de réaffirmer un droit de propriété ancestral, un pouvoir qui s’est dissous lors du divorce », continue-t-il.
Les monstres n’existaient pas.
Adèle Haenel, actrice
Il apparaît essentiel de dénaturaliser le réel. Mais cela ne va pas de soi. Adèle Haenel expliquait en novembre dernier que « les monstres n’existaient pas » pour désigner les pédocriminels. « La figure du « monstre » permet de continuer à penser les viols d’enfants comme relevant de l’exception, du fait divers. De la même façon on se laissait croire que la violence conjugale était un phénomène marginal. Or dans les deux cas, ce sont des problèmes systémiques liées à une culture et une organisation sociale », explique Patric Jean.
Il n’est plus que jamais temps de penser les violences masculines dans leur entièreté, sans que les enfants soient oubliés. « Le terme « enfant » vient d’ailleurs du latin « qui ne parle pas ». Les enfants ne constituent pas d’associations, ne formulent pas de pétitions, ne votent pas, ils souffrent en silence. Mais ce silence doit s’arrêter et pour que des décisions politiques soient prises, il faut qu’il y ait d’abord une prise de conscience du corps social », souligne Patric Jean. Dans cette optique, la question du consentement des victimes doit être précisée : un enfant de 4 ou 12 ans ne peut pas être consentant, même s’il ne se débat pas. Selon Homayra Sellier, pour protéger les enfants victimes de pédocriminalité mais aussi d’inceste, il s’agirait de poser un « âge seuil« de consentement, ce qui avait été promis par Marlène Schiappa mais n’a pas été réellement appliqué. Ainsi, au-delà de la prise de conscience du corps de l’enfant, il conviendrait de repenser le consentement en établissant un âge seuil, pour que celui-ci soit protégé et éviter qu’une absence de tentative de fuite de l’enfant ne soit considérée comme une preuve de son consentement.
Patric Jean en appelle de ses voeux : « La première chose est la prise en compte du phénomène. Il faut que le corps social prenne acte qu’il existe un problème massif systémique d’agressions sexuelles et de viols d’enfants, majoritairement dans le cadre familial. Sans cette prise de conscience, rien ne changera ».
(1) La France compte, au total, 12 393 400 écoliers, collégiens et lycéens à la rentrée 2019.
(2) Si des victimes/des entourages de victimes viennent reporter un abus potentiel sans preuves de nature juridique, Innocence en Danger les aide à en constituer pour mener l’affaire en justice. Ainsi, les associations constituent un support moral, psychologique et juridique pour les victimes; face aux manquements de la loi française et des structures prévues à cet effet.