Génération stagiaire
Aujourd’hui, plus que jamais, les jeunes vivent dans une époque très controversée. D’une part on a une société très compétitive, où trouver un emploi devient toujours plus difficile et où faiblesses et fragilités ne sont pas permises. De l’autre, cette même société est de plus en plus matérialiste, nous amenant à vouloir maintenir un certain niveau de vie et à participer à la société de consommation. Ce qui en résulte, c’est une forte précarité et vulnérabilité.

Comme le rapportent nombre d’articles, dont celui paru l’année dernière dans Le Monde, qui témoigne de la tentative de suicide d’un étudiant de Lyon, ceux qui souffrent le plus de cette précarité, avec des frais de scolarité en hausse mais surtout des coûts de la vie importants, sont les étudiants. Emplois à temps partiel en parallèle des études, logements exigus et souvent partagés, nourriture bon marché, prise d’anxiolytiques, ne sont que quelques-unes des composantes du kit de survie des étudiants. Malgré les innombrables aspects positifs de cette aventure universitaire, qui nous permet de nous développer tant professionnellement que personnellement, pour certains, cela peut représenter un véritable cauchemar, fait de problèmes financiers, sanitaires et psychologiques.
Une fois la phase universitaire terminée, commence la phase professionnelle tant attendue, où, en théorie, on devrait trouver un premier emploi, commencer à gagner sérieusement de l’argent et être récompensés pour nos efforts d’étudiant. Malheureusement, ce n’est pas toujours le cas. Au contraire, confrontés à une concurrence féroce, de nombreux jeunes diplômés se retrouvent face à une autre phase difficile de leur vie : celle des stages, qui sont souvent peu ou non rémunérés. Affectés par un soi-disant « manque d’expérience », avec un marché du travail qui, dans certains domaines, souffre d’un manque de débouchés, et avec de nombreuses institutions qui profitent de la grande concurrence et du grand nombre de stagiaires prêts à tout pour trouver une place, ces nombreux jeunes s’enferment dans une spirale de stages ou autres « emplois » précaires. Cette spirale peut durer plusieurs années avant qu’on ne puisse obtenir un vrai emploi et toucher une réelle rémunération.
Un stage aux Nations Unies
Que vous soyez étudiants en relations internationales, en sciences politiques, en géographie ou en sciences sociales, il y a de fortes chances que vous finissiez par postuler pour un stage aux Nations unies.
La seule chose que l’ONU fait pour ses stagiaires c’est de fournir des sandwiches gratuits après les grandes conférences.
« Paix et sécurité », « le développement durable », « les droits de l’homme », « le désarmement » ne sont que certains des secteurs onusiens offrant des stages passionnants et faisant rêver de nombreux jeunes diplômés. Travailler aux Nations Unies, quel que soit votre poste de stagiaire, représente en effet une excellente opportunité : c’est satisfaisant, épanouissant, enrichissant et cela permet de développer des contacts professionnels importants. Néanmoins, l’absence de rémunération a un impact important sur la vie du stagiaire pendant cette période. De fait, à Genève comme à New York, il est impossible de n’être que de simples stagiaires. Pour tenir le coup, il faut être stagiaire et baby-sitter, ou stagiaire et serveur, ou stagiaire et hôtesse. Par exemple, j’ai été stagiaire et baby-sitter ; l’un de mes amis américains, stagiaire et professeur particulier ; un autre, stagiaire et serveur et même agent de sécurité dans un club la nuit. Ces emplois permettent de gagner entre 17 et 25 dollars de l’heure, ce qui n’est pas mal. Mais en considérant qu’on parle de deux des villes les plus chères du monde, avec de telles paies, les stagiaires ne vivent certainement pas dans le luxe. Au contraire, comme témoigné par l’expérience du jeune Néo-Zélandais David Hyde, qui pendant la période de son stage à Genève, après avoir constaté le coût exorbitant de locations dans la ville suisse, a décidé de vivre sous une tente, nombreux sont les stagiaires qui vivent dans une précarité et une vulnérabilité constantes.
Aucune rémunération, aucune aide pour l’hébergement, les transports ou l’assistance médicale. La seule chose que l’ONU fait pour ses stagiaires c’est de fournir des sandwiches gratuits après les grandes conférences : c’est dans ces moments là qu’on voit la vraie vulnérabilité du stagiaire. Sa précarité et son désespoir sont directement proportionnels à la vitesse avec laquelle il se jette sur les sandwichs une fois sorti des réunions. Croyez-moi, nous sommes tous très rapides.
Finalement, mis à part les emplois à temps partiel et les sandwiches gratuits, ce qui plus que tout nous permet de rester debout pendant la période de stage et de survivre, face au coût exorbitant de la vie à Genève et à New York, c’est le soutien financier de nos parents. Selon le rapport publié en février 2018 par Fair Internship Initiative, plus de 80% des stagiaires non rémunérés ont en effet admis qu’il leur serait impossible d’effectuer leur stage sans le soutien financier de leur famille, comme ça été mon cas et celui de beaucoup de mes amis.
Fair Internship Initiative, rapport 2018
Un stage non rémunéré aux Nations Unies
En partant du principe qu’une condition d’éligibilité aux stages des Nations Unies est d’être inscrits à un programme de master ou de doctorat, ou d’être en dernière année de bachelor (donc avoir au moins trois ans d’études universitaires), avoir accès à ce type de stage n’est pas exactement évident, surtout si on considère les coûts qu’une telle formation peut avoir. Si on réussit, la récompense est un travail peu ou pas du tout rémunéré et, si vous avez de la chance, une lettre de recommandation (que vous devez souvent rédiger vous-même) signée par votre supérieur. Ainsi, le rêve de travailler pour les Nations Unies se transforme bientôt en un grand sacrifice, dont le but est de pouvoir écrire ONU sur la ligne « stage » de nos CV.
C’est un sacrifice, parce qu’on travaille souvent plus de 40 heures par semaine (Fair Internship Initiative, rapport 2017), parce que notre travail ce n’est pas seulement d’aider les délégués (dans le cas où nous travaillons pour une mission permanente), mais c’est souvent faire et compléter le travail qu’ils doivent accomplir. Ce n’est pas seulement assister passivement aux réunions, mais aussi les rendre possibles. Notre travail est fondamental et devrait être davantage reconnu et valorisé. En effet, comme décrit dans le rapport de 2017 de la Fair Internship Initiative, les personnes interrogées déclarent à 81% qu’elles ont contribué à la réalisation des objectifs généraux de leur équipe qui, autrement, n’auraient peut-être pas été atteints. Les stagiaires des Nations unies remplissent des fonctions essentielles, et non une « expérience d’apprentissage ».
Un stage discriminatoire aux Nations Unies
Contrairement à moi et mes collègues stagiaires, pour beaucoup de jeunes étudiants talentueux et compétents, faire ce type de stage n’est pas possible. La possession de fonds suffisants reste en effet une exigence tacite pour l’accès à un stage aux Nations Unies, excluant ainsi de nombreux candidats en raison de leurs situations économiques. Cela ne devrait pas se produire en 2020. Il devrait être acquis que les stages sont attribués au mérite, sans condition de statut financier.
Alors que l’ONU devrait défendre la représentation du monde entier, le fait que ses stages ne soient pas rémunérés est au contraire fortement discriminatoire envers une grande partie de la population. En effet, il y a un manque choquant de diversité chez les stagiaires qui y travaillent. 87% des répondants à l’enquête provenaient de pays à revenu moyen supérieur ou à revenu élevé (Fair Internship Initiative, rapport 2017).
Le fait que ses stages ne soient pas rémunérés est fortement discriminatoire envers une grande partie de la population.
Une plus grande diversité parmi les stagiaires améliorerait la représentation d’un plus grand nombre de communautés différentes, dont notamment les plus vulnérables et desservies, ce qui permettrait la discussion des questions qui les concernent directement et de mettre en œuvre des programmes plus efficaces et plus concrets. En vue des objectifs de l’Agenda 2030 pour le développement durable, « ensuring that no one is left behind », les programmes de stages représentent ainsi une occasion fondamentale pour les Nations Unies de transformer les membres de la jeune génération venant du monde entier en leurs meilleurs alliés en tant que futurs champions du développement. Cependant, les Nations Unies sont façonnées, en termes de jeunes, par ceux qui ont le privilège d’y travailler.
En citant un ancien article de The Guardian, “How can the UN fight inequality when it doesn’t even pay its interns?”, tant que l’ONU continue à se décharger de ses problèmes budgétaires sur les jeunes, les prochaines générations seront encore plus inégales que les précédentes, et l’objectif central de ne laisser personne derrière s’éloigne de plus en plus.