Le don du sang au cœur d’une discrimination
Aujourd’hui, tout le monde ne peut pas donner son sang dans les mêmes conditions. Des contre-indications existent. Certaines liées à l’état de santé ou aux voyages effectués par un donneur sont parfaitement compréhensibles. Mais, d’autres restrictions questionnent. C’est notamment le cas des conditions liées à l’orientation sexuelle des donneurs. Jusqu’en 1983, les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (HSH) étaient exclus du don du sang. Mais à partir du 10 juillet 2016, à la suite de l’arrêté pris par Marisol Touraine alors ministre de la santé, ils doivent attester d’une abstinence sexuelle d’un an pour effectuer un don de sang total (1). Ce délai sera amené à évoluer car Agnès Buzyn, la ministre de la santé, a annoncé le 17 juillet 2019 qu’elle avait décidé de « réduire de 12 à 4 mois, le délai permettant de donner son sang après la dernière relation sexuelle entre hommes à compter du 1er février 2020. » Il faudrait alors attendre 2022 pour qu’un homme gay puisse donner son sang comme les autres.
Face à cette situation, cinq associations LGBT ont porté plainte contre la France, le 20 juin 2019, devant la Commission Européenne des Droits de l’Homme pour discrimination. Elles dénoncent « une réglementation contraire à la Charte européenne des droits de l’homme, qui exclut dans les faits 93,8% des gays du don du sang » (2). Pourtant, le sang fait l’objet d’une forte demande de la part du personnel médical. Chaque jour, l’Établissement français du sang (EFS) souhaiterait que 10 000 dons soient effectués. Preuve de cette nécessité : l’EFS a lancé un appel à la mobilisation générale en juin 2019. En cause ? Les quantités de stocks de poches de sang qui faiblissent dangereusement.

Comment en est-on arrivé là ?
Cette contre-indication s’expliquerait par les chiffres. En mars dernier, l’agence sanitaire Santé publique France révélait qu’« en 2017, les hétérosexuels nés à l’étranger […] et les HSH restent les deux populations les plus concernées et représentent respectivement 42% et 41% des découvertes de séropositivité VIH » (3). Mais est-ce pour autant qu’un groupe entier doit être écarté, même temporairement, du don du sang ?
Jean-Luc Romero est fondateur de l’association Elus Locaux Contre le Sida. Contacté par téléphone, il ne comprend pas que des conditions particulières soient demandées aux HSH et se demande « comment imposer de l’abstinence alors qu’on ne le fait pas aux hétéros qui ont des comportements à risques ? ». Face à la dernière décision d’Agnès Buzyn, il réagissait ainsi sur Twitter : « Le don du sang enfin ouvert aux gays après 4 mois d’abstinence. C’est bien sûr mieux que 1 an comme aujourd’hui, mais pourquoi attendre encore 2022 pour imposer les mêmes conditions de don aux gays & aux hétéros ».
Comment imposer de l’abstinence alors qu’on ne le fait pas aux hétéros qui ont des comportements à risques ?
Jean-Luc Romero, fondateur de l’association Elus Locaux Contre le Sida
Certains députés ont alors tenté de changer les choses. Dans le cadre de l’examen de la proposition de loi visant à « la consolidation du modèle français du don du sang », un amendement a été adopté, le 3 octobre 2018, par la commission des affaires sociales, à l’Assemblée nationale. Déposé par Hervé Saulignac (PS), ce dernier énonce que « pour tout homme donneur et toute femme donneuse, aucune distinction ne doit être faite en fonction du genre et du sexe du ou des partenaires avec qui il ou elle aurait entretenu des relations sexuelles. ». Néanmoins, cet amendement, devenu l’article 2 bis, a été rejeté, le 11 octobre 2018, lors du débat de cette proposition de loi en séance publique. Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé, a ainsi rappelé qu’elle était « engagée à faire évoluer ces critères ». Selon elle, l’article 2 bis « ne pose aucun problème de santé publique [et] cette exclusion d’un an n’a pas de sens. ». Mais dans le même temps, elle a appelé les députés présents à ne pas voter cet article au nom de deux arguments : la sécurité transfusionnelle et le souhait de voir évoluer ces critères de sélection dans un cadre réglementaire et non législatif pour gagner en souplesse (4). Une évolution aura bien lieu, mais la différence entre HSH et autres donneurs de sang subsistera, au moins jusqu’en 2022. Date à laquelle la ministre pourrait envisager « l’alignement des critères de sélection pour tous les donneurs » (5).
Extrait de la prise de parole de la ministre de la santé, le 11 octobre 2018
Mais pour Jean-Luc Romero, la ministre tergiverse sur cette question. Il appelle à mettre « tout le monde sur le même niveau » et ainsi interdire le don à celles et ceux ayant des comportements à risques indépendamment du sexe de leur(s) partenaire(s). Il demande à la ministre de la santé de faire preuve de « courage politique » pour dépasser cette mesure qui, selon lui, s’explique par le scandale du sang contaminé, qui reste un traumatisme transmis à travers les générations d’acteurs des pouvoirs publics.

Nous aurions voulu en savoir plus sur les motivations qui ont poussé la ministre à rejeter cet amendement pourtant porteur d’espoir. Mais, contacté par mail, son service de presse nous a adressé cette réponse : « Nous avons bien pris note de votre demande d’interview et nous vous en remercions. Cependant, nous ne pouvons pas encore vous répondre favorablement, dans la mesure où la ministre n’a pas encore annoncé sa décision sur le sujet que vous souhaitez aborder. ». Bien qu’elle ait finalement pris une décision, notre demande est restée, pour l’heure, lettre morte.
Qu’en est-il du risque ?
Dans son dernier rapport (6), SOS Homophobie souligne que « cette situation est vécue par beaucoup comme une discrimination. ». Marlène Schiappa, secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations, parle aussi de « discrimination » en annonçant le 29 juin dernier, sur l’antenne de BFMTV, que « nous [le gouvernement] voulons mettre fin à cette discrimination qui existe pour les homosexuels ou les hommes ayant eu des rapports sexuels avec des hommes vis-à-vis du don du sang tout en préservant évidemment toutes les conditions de sécurité nécessaires au don du sang. » (7).
Ce n’est pas une mesure discriminatoire, c’est juste une mesure de précaution pour assurer un certain niveau de sécurité transfusionnelle
Selon le Docteur Sylvie Gross, directrice médicale à l’EFS
Le débat se situe ici : les HSH ont-ils un risque de transmettre le VIH ou une autre infection s’ils ne sont pas abstinents depuis douze mois ? Ou même quatre mois à partir du 1er février 2020.
L’EFS prend en considération un élément majeur : le risque résiduel. Il découle des fenêtres silencieuses, autrement dit la durée qui s’écoule entre la contamination d’un individu et la détectabilité de son infection lors d’un test. Ce lapse de temps varie de quelques jours à quelques mois selon les agents pathogènes, mais n’atteint en aucun cas ni douze, ni quatre mois.
Dès 2015, le Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE) confirme cela en expliquant que « les tests biologiques actuellement pratiqués de manière obligatoire chez les donneurs de sang détectent l’infection par le VIH à partir du douzième jour, en moyenne, qui suit une contamination » (8). La période imposée semble donc excessive en comparaison de ces fenêtres silencieuses de quelques jours seulement.
À la demande d’Agnès Buzyn, une étude a également été menée pour étudier l’honnêteté avec laquelle les donneurs répondaient aux questions et aux médecins lors de l’entretien pré-don, ce que l’on appelle la « compliance ». Intitulée Complidon, elle a montré que cette honnêteté n’était pas toujours de la partie et que certains HSH avaient donné leur sang avant que cela ne leur soit autorisé, le 10 juillet 2016. Pour autant, « malgré cette « non-compliance », la surveillance épidémiologique des donneurs de sang n’a pas montré de modification du risque résiduel de transmission du VIH avant et après le 10 juillet 2016 ». Bien que des HSH aient donné leur sang, le risque qu’un patient reçoive une poche de sang contaminé n’a pas augmenté. Cependant, les données n’ayant été recueillies qu’avec des questionnaires envoyés par e-mail aux donneurs, la méthodologie de l’étude a été fortement remise en question par certains députés et médecins qui dénoncent la faible fiabilité de l’enquête.
D’autres pays ont évolué sur cette question. C’est ce qu’explique Jean-Luc Romero : « La solution, les Espagnols, les Italiens l’ont depuis longtemps sans qu’il n’y ait eu de problème pour la sécurité transfusionnelle. C’est d’interdire le don pendant qu’on a des comportements à risques. Ça permettrait d’assurer cette sécurité et de ne discriminer personne. »
Interrogée sur cette question, Docteur R., médecin généraliste et ancienne médecin à l’EFS, explique qu’avec l’ouverture du don du sang aux HSH « on prend plus de risques à avoir des poches détruites mais pas plus de risques pour le receveur. ».
Et si la « sécurité transfusionnelle » n’était pas à l’origine de cette mesure ?
En 2008, lors d’un entretien pré-don, Docteur R. se retrouve face à une femme vivant avec un homme soigné d’une pathologie hépatique dont elle ne sait que peu de choses : « J’ai pris, sous ma responsabilité, le choix de lui faire une prise de sang mais de ne pas prélever de poche. Il s’est avéré qu’elle était VIH positif et que son compagnon aussi mais qu’il ne lui avait pas dit. J’ai eu une remontée de bretelles comme ce n’était pas permis parce que dans leurs statistiques ils avaient un VIH positif. Le but serait d’avoir le moins de VIH positif possible dans un centre. ».
Le prélèvement, l’analyse et l’éventuelle destruction des poches ont un coût important. Docteur R. pense donc que c’est la raison pour laquelle l’EFS voudrait en détruire le moins possible, quitte à exclure du don plus de personnes que nécessaire.
Elle conclut en affirmant qu’elle « a agi en tant que médecin » avec cette femme qui, désormais, est diagnostiquée et a pu se voir proposer un traitement adéquat.
Docteur R. estime que sans cet aspect comptable, on pourrait aligner les conditions d’éligibilité au don pour les HSH sur celles des autres candidats : quatre mois de mono-partenariat. Elle explique aussi que lors d’un entretien pré-don, « en cinq minutes, il faut avoir cerné la personne ». En 2015, le CCNE expliquait que « ces risques [transfusionnels] seraient liés […] à une absence de temps suffisant consacré à l’entretien de la personne avec le professionnel de santé chargé de la sécurité du don ». Le comité faisait alors la recommandation que « seul un temps suffisant consacré à l’entretien de la personne avec le médecin chargé de la sécurité du don pourrait permettre de s’éloigner de la notion statistique de groupe à risque, d’établir une véritable relation avec le donneur, et de pouvoir, lors de l’entretien, discerner au mieux ses comportements à risque, y compris ses incertitudes concernant ses comportements. ».
Des questions se posent alors. Les médecins de l’EFS sont-ils des médecins au service des candidats au don ou bien des agents comptables ? La durée d’abstinence imposée aux HSH est-elle une mesure de sécurité transfusionnelle ou bien une mesure comptable pour éviter certains coûts ?
À ces questions, le Docteur Sylvie Gross, directrice médicale de l’EFS, répond que « l’EFS n’est pas un laboratoire de dépistage ». Les médecins de l’EFS auraient donc à orienter les candidats au don ayant eu des comportements à risques vers des centres de dépistage sans s’assurer que ces personnes se feront effectivement dépister. Elle rejette l’idée de statistiques flatteuses, d’une comptabilité ou encore d’un temps précis pendant les entretiens pré-don. « Ce n’est pas une gestion comptable mais sécuritaire des choses » précise-t-elle.
En revanche, Docteur R. estime qu’« il faut laisser leur chance aux HSH s’ils veulent participer au don du sang et les inclure dans tous les programmes de santé publique, comme les autres ».
(1) Journal Officiel de la République Française, 10 avril 2016.
(2) Communiqué publié sur le site de Stop Homophobie et signé par Stop Homophobie, Mousse, Elus Locaux Contre le Sida (ELCS), SOS Homophobie et Familles LGBT.
(3) « SURVEILLANCE DE L’INFECTION À VIH (DÉPISTAGE ET DÉCLARATION OBLIGATOIRE), 2010-2017 », Bulletin de santé publique, 28 mars 2019, Santé publique France.
(5) Communiqué de presse du ministère des solidarités et de la santé relatif au don du sang des donneurs HSH du 17 juillet 2019.
(6) « Rapport sur l’homophobie 2019 », SOS Homophobie.
(7) https://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/don-du-sang-marlene-schiappa-annonce-que-le-gouvernement-veut-mettre-fin-aux-discriminations-envers-les-homosexuels-1172034.html
(8) Avis N°123 : Questionnement éthique et observations concernant la contre-indication permanente du don de sang pour tout homme déclarant avoir eu une ou des relation(s) sexuelle(s) avec un ou plusieurs homme(s), 28 mars 2015, Comité Consultatif National d’Ethique pour les Sciences de la Vie et de la Santé.
image de couverture : © EFS Olivier Pezzot