D’où vient la fureur jaune ?
Depuis les premières amorces d’émeutes fin novembre en marge du mouvement des gilets jaunes, le gouvernement a employé une rhétorique de légitimation de la violence des forces de police fondée sur l’État de droit et son monopole de la force comme agent pacificateur. Des repères qui ne sont plus plébiscités par les Français, dont un tiers ne condamne pas les accrochages et les dégradations*. Pour les gilets jaunes et leurs soutiens, barricades et jets de pavés sont la conséquence d’une violence systémique, la pauvreté. Pour certains, elle est même une juste réponse aux excès policiers d’un Etat perçu comme illégitime, que le gouvernement pousse dans une impasse sécuritaire.

Un usage de la force jugé « excessif »
Pour maintenir l’ordre fondé sur le contrat social républicain, l’Etat peut légitimement employer la force quand des biens, des personnes ou lui-même sont menacés. La police doit cependant respecter de grands principes tels que la nécessité, la proportionnalité et la précaution. Ainsi, la violence ne peut être employée que lorsqu’elle permet de parvenir à des objectifs définis : protection, interpellation ou dispersion. Mais si un autre moyen permet d’y parvenir, il doit être préféré. Elle doit donc s’inscrire dans une stratégie globale de maintien de l’ordre, elle n’est pas l’opposition d’un camp à un autre.

Ces principes, on le voit bien, sont soumis à rude épreuve lorsque la police est utilisée à des fins politiques, prise en tenaille entre un Premier Ministre exaltant une réponse sécuritaire et des gilets jaunes déterminés et prêts à l’affrontement.
Depuis le 17 novembre, 94 personnes ont été gravement blessées par la police et parmi elles, quatorze ont perdu un œil.
Ces chiffres datés du 15 janvier, compilés et vérifiés par Libération, témoignent d’un usage « excessif » de la force selon 42% de Français**. Si beaucoup condamnent les « casseurs », le soutien des Français à l’égard des gilets jaunes perdure, malgré les images marquantes d’une intrusion dans un ministère, par exemple. 50 à 60% du pays, selon les sondages des instituts Odoxa et Elabe publiés les 9 et 10 janvier, souhaitent que le mouvement continue, chiffre qui monte à hauteur de 67% pour les Français aux plus bas revenus selon Odoxa. Souhait exaucé avec une mobilisation accrue le 12 janvier. Autre donnée, 29% des Français considèrent que l’on peut « tout à fait » (9%) ou « plutôt » (20%) comprendre les violences et les dégradations.
Ce chiffre étonnant témoigne d’une évolution dans la perception de la violence au cours des manifestations à l’occasion du mouvement social d’ampleur que nous traversons. Les dérapages nombreux de la police, provoqués par l’aspiration à la fermeté de leur plus haute hiérarchie et par le lèse de certains policiers exténués ont choqué tant les gilets jaunes que les autres citoyens. Leur médiatisation par des biais divers, groupes Facebook et tweets dans un premier temps puis chaînes d’info en continu et journaux télévisés, a sensibilisé une partie de la France rurale à la thématique des violences policières, phénomène éprouvé jusqu’à maintenant par la France des banlieues et surtout débattu dans les sphères intellectuelles de la gauche urbaine. Voilà qu’à Rouen, Toulon ou Bourges, des gilets jaunes saisissent l’IGPN, dénoncent des sévices policiers et radicalisent leur discours. Le mutisme des autorités, qui refusent de considérer la situation autrement que comme une opposition entre des gilets jaunes vertueux et étatistes et des casseurs-pilleurs insurrectionnels, ne fait qu’accentuer ce phénomène.
Le danger de l’illégitimité
Une partie des gilets jaunes revendique désormais la violence comme moyen efficace d’exister médiatiquement et de s’imposer politiquement. Cette légitimation de la violence envers les institutions au sein d’une France travailleuse et rurale n’est pas due à un parti pris idéologique. On sait par ailleurs que des mouvements d’extrême gauche s’engagent dans cette violence avec un véritable idéal politique, celui d’une insurrection révolutionnaire et que des mouvements d’extrême droite s’ajoutent à ces troubles, fantasmant un nouveau 6 février 1934. Mais la majorité des quelques cinq mille personnes mises en garde à vue ces deux derniers mois étaient seulement gilets jaunes. Un mot de la philosophe Simone Weil éclaire cette aspiration insurrectionnelle :
L’obéissance à un homme dont l’autorité n’est pas illuminée de légitimité, c’est un cauchemar.
Simone Weil, Philosophe
Pour grand nombre de gilets jaunes, Emmanuel Macron n’est pas légitime : ils considèrent que la démocratie française ne fonctionne plus de manière à ce que les élus soient les garants de l’Etat de droit et les ouvriers du bien commun. Par des choix idéologiques profonds depuis le tournant libéral du quinquennat Mitterrand, le contrat social a été peu à peu déchiré à mesure que les pauvres s’appauvrissaient davantage. Exclue de la mondialisation néo-libérale, la France des gilets jaunes n’est pas effrayée par l’hypothèse d’un changement de régime et considère que quelques voitures brûlées ne sont rien par rapport à ce qu’elle vit. Les dérapages policiers n’ont fait qu’aggraver la colère des gilets jaunes qui se sentent incompris, rejetés et méprisés.

Derrière les jets de pierre, la misère ignorée
La violence du gilet jaune ne peut pas être comprise si l’on s’en tient au vocabulaire médiatique technicien et redondant. Les gilets jaunes violents ne sont pas des « casseurs » et encore moins des « factieux » selon le bon mot de Laurent Berger de la CFDT. Ce sont des femmes et des hommes qui, percevant en leur chair l’alarme de la misère qui vient, expriment avec leur corps la révolte profonde du parent qui a peur de ne plus pouvoir nourrir et protéger les siens. Ils répondent à ceux qui, comme le disait l’Abbé Pierre, prennent « tout le plat dans leur assiette, laissant les assiettes des autres vides », ces riches « provocateurs de toute violence » dont le système est « la première des violence » et dont Macron est, dans l’esprit des gilets jaunes, le Président. Sur les épaules de ces corps qui bousculent le policier, il y a le poids d’une mise à l’écart géographique, économique, sociale et médiatique qui s’aggrave depuis des décennies. « Il fallait bien que ça pète », confie cet homme à un reporter envoyé de Paris sur un rond-point. Une réponse sécuritaire ne résoudrait rien, la violence qu’il faut combattre pour pacifier notre société, c’est la pauvreté, l’exclusion, le mépris social, le mal logement, constituantes d’une misère oubliée. Chaque coup de matraque est une chance en moins pour l’exécutif de résoudre la crise et un risque en plus d’aggraver la véhémence populaire. Que peut faire le gouvernement ? Il semble bien incapable d’agir justement, face à des évènements qui ne ressemblent pas aux crises pour lesquelles la technocratie a de belles réponses et des solutions toutes prêtes. Il est désemparé, réalisant peu à peu que la France oubliée ne réclame pas un geste budgétaire mais un changement de paradigme social et politique. Il se crispe, se cherche, envoie des chars de gendarmerie, tente d’entamer le dialogue. Un tâtonnement qui déjà se paye cher. Où va-t-on ?
*Sondage Ifop pour Atlantico le 12 janvier 2019 : 32% des Français comprennent les violences qui surviennent à l’occasion des manifestations des gilets jaunes, 5% les approuvent.
**Sondage Odoxa du 19 janvier.
image de couverture : © gabikai pour l’alter ego/Apj