Mayotte, la descente aux enfers d’un paradis ?
Étudiante, j’ai décidé de partir un mois en stage à Mayotte. Pour le meilleur et pour le pire ? J’ai surtout découvert un territoire extrêmement complexe, où cohabitent douceur de vivre et violence, pauvreté et racisme.

L’île aux parfums, aussi surnommée l’île au lagon ou encore l’île hippocampe, nichée dans l’archipel des « îles de la Lune »… : autant de manières différentes de parler de Mayotte, une des quatre îles comoriennes situées dans le canal du Mozambique, et étant depuis 2011 un département français. Si les autres îles des Comores, Grande Comores, Anjouan et Mohéli ont acquis leur indépendance lors d’un vote en 1975, Mayotte a souhaité rester française : une situation qui crée aujourd’hui de fortes tensions, migratoires et politiques, entre Mayotte et les autres îles comoriennes. La grève générale qui a bloqué l’île pendant plus d’un mois en mars et avril dernier n’est qu’un des multiples symptômes des problématiques sociales qui secouent l’île.
Étudiante parisienne en stage à Mayotte pour un mois, ce fut ma première expérience dans un département d’Outre-Mer. Autant dire que j’ai vite compris que je n’avais pas choisi d’aller dans le plus calme. Mais derrière les simples considérations politiques, sécuritaires et sociales, c’est une population, une culture, un mode de vie, de superbes paysages que je suis en train de découvrir.
Mayotte, l’île paradisiaque ?
Une des premières choses qui m’a marquée en découvrant Mayotte est que cette île entrerait parfaitement dans l’image que l’on se fait généralement d’une île paradisiaque : cocotiers, poissons multicolores, tortues qui nagent à quelques dizaines de mètres des plages, îlots de sable blanc, barrière de corail, singes qui sautent d’arbre en arbre au-dessus de nos têtes… Pourtant, en France métropolitaine, Mayotte, c’est le souvenir d’articles en cinquième page du Monde sur des grèves ou celui d’un lointain scandale du président Macron sur des Comoriens et des kwassas, bateaux typiques de Mayotte. Une image généralement complétée, pour ceux qui s’intéressent d’un peu plus près à cette petite île française de l’océan Indien, par d’autres problématiques : l’insécurité, le très faible niveau scolaire comparé à la métropole ou encore la polygamie, les mariages d’enfants et les grossesses précoces qui en découlent.
Arrivée avec toutes ces images en tête, j’ai pourtant rapidement compris qu’il n’y avait pas que les plages qui étaient paradisiaques à Mayotte. Que dire des passants que tu croises et qui te disent « bonjour » et « comment ça va » ? Des voisins qui viennent t’offrir à manger un soir de ramadan ? La facilité de faire ses trajets en stop ? Bref, j’ai rapidement compris la différence majeure avec la métropole : l’importance de la communauté. Si elle peut se révéler étouffante pour certains Mahorais, voire pour l’économie mahoraise elle-même (entre le poids de la religion, de la famille, du village), elle semble douce et rassurante pour la métropolitaine nostalgique que je suis. Quand on débarque depuis la capitale française, rien ne saute plus aux yeux que le contraste entre l’individualisme parisien et ce sens de la communauté à Mayotte, renforcé par la taille de l’île, finalement assez petite. Certes, la plage et les cocotiers donnent, pour les nouveaux arrivants, l’impression d’être sans arrêt en vacances, mais il y a autre chose : l’obligation de prendre son temps. À Mayotte, il est dur d’être pressé : rien que pour rejoindre le matin la capitale, Mamoudzou, on peut passer jusqu’à 3 heures en voiture pour faire 30 kilomètres, à cause d’immenses bouchons. Les routes sont étroites et parfois en mauvais état, empêchant de rouler trop vite. On ne marche pas trop vite, on attend parfois longtemps dans les restaurants… On vit au ralenti, ce qui est à la fois déstabilisant et profondément reposant.

Pour autant, les paysages et la culture mahorais compensent-ils les problèmes sociaux et politiques ? Ce serait aller trop vite : les paysages comme le patrimoine culturel sont en danger. À cause de la pollution, la mangrove est en train d’étouffer et le corail meurt. Mayotte, comme toutes les régions du monde en développement, entre dans la société de consommation et s’occidentalise, avec tous les dangers que cela entraîne pour le mode de vie traditionnel de l’île. Enfin, l’école de la république n’enseigne qu’en français : si les enfants parlent presque tous la langue de Mayotte, le shimaoré, mieux que le français, ils n’apprennent à lire et à écrire qu’en français, ce qui pourrait menacer à terme le shimaoré.
Mayotte et les Comores
Le sens de la communauté s’arrête pourtant aux côtes de l’île voire aux frontières entre villages. À l’intérieur d’une même commune, des jeunes de différents villages peuvent se battre pour des désaccords dont personne ne se souvient à l’heure actuelle. Si les violences entre les différents villages sont nombreuses, la situation avec les Comores, et surtout avec les immigrés comoriens, est aujourd’hui sur toutes les lèvres à Mayotte. Il faut dire que l’immigration des Comores à Mayotte est très forte : 45 % de la population est étrangère et en situation irrégulière, et 42 % des habitants de Mayotte sont de nationalité comorienne. Dans un territoire où 26 % de la population active est au chômage en 2017 et où 84 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, l’immigration de masse provoque de vives tensions. Les discours anti-immigration de la droite, voire l’extrême droite sont très écoutés à Mayotte, ce qui peut sembler paradoxal dans la mesure où plus de 95 % de la population est musulmane. Au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, François Fillon a récolté 32,62 % des suffrages mahorais, Marine Le Pen 27,19 %, Emmanuel Macron 19,21 % et Jean-Luc Mélenchon 8,42 %. Derrière l’engagement politique, de nombreux Mahorais n’hésitent pas à agir directement, souvent dans la violence : les dernières grèves ont été suivies de multiples « décasages » de Comoriens et de la création dans de nombreux quartiers de groupes de personnes, portant un gilet jaune ou un tee-shirt, veillant à la sécurité des habitants. Ces initiatives montrent la difficile application de la justice de l’État à Mayotte, où une justice informelle et locale prévaut encore.
Après dix jours à Mayotte, j’ai compris que beaucoup considèrent que les Comoriens sont responsables de tous les malheurs de l’île, de l’insécurité, cause première des grèves du printemps dernier, jusqu’aux tremblements de terre qui touchent l’île en ce moment. On compare parfois Mayotte à Lampedusa, île italienne submergée par l’immigration en provenance de certains pays d’Afrique et du Moyen-Orient. Pourtant, on oublie un élément essentiel dans cette comparaison : Mayotte est une île des Comores, avec lesquelles elle partage sa religion, sa culture, les Mahorais ont presque tous de la famille aux Comores… Un Mahorais m’a même expliqué que la solution aux problèmes actuels serait de refaire voter les Comoriens sur leur indépendance, et de faire des Comores, Mayotte compris, un département français ! La souveraineté de la France sur Mayotte est cependant très loin de faire l’unanimité : les Comores ne la reconnaissent pas, leur souveraineté sur Mayotte faisant même partie de leur Constitution. Une vingtaine de résolutions de l’ONU condamnent également le maintien de Mayotte dans le giron français après l’indépendance du reste des îles comoriennes.
Mayotte française ou Mayotte comorienne ? Aujourd’hui, sans doute un peu des deux, mais il ne faut pas nier que culturellement, Mayotte reste comorienne et non pas française.
Mayotte et la France
Colonisée en 1841 par la France, avant le reste de l’archipel des Comores colonisé en 1886, Mayotte a décidé en 1975 de rester française à 65 %, alors que les autres îles comoriennes ont voté à plus de 90 % pour leur indépendance. Les chatouilleuses, des femmes qui se sont battues pour que Mayotte reste française, sont célébrées sur toute l’île, donnant leurs noms à des collèges, lycées… Pourtant, les relations avec la métropole restent tendues : département depuis 2011, il est clair que Mayotte est très en retard par rapport au reste du territoire français. Les investissements de la part de la France ne sont pas à la mesure des nécessités actuelles : par exemple, à cause du manque d’écoles, les enfants y vont à tour de rôle, le matin pour un groupe, l’après midi pour un autre. Le plan d’investissement d’1,5 milliards d’euros promis par Annick Girardin, ministre des Outres-mers, après les récentes grèves, seront-ils suffisants pour combler les retards ? Les assemblées intersyndicales et citoyennes réclamaient 3 milliards d’euros et les élus de l’île 2 milliards. Le plan est très ambitieux mais des « trous » de taille demeurent. Dans le domaine de l’éducation, si les mesures concernant l’enseignement primaire et secondaire sont satisfaites, rien n’a été proposé pour l’enseignement supérieur. Il n’y a pas d’université de plein exercice à Mayotte. Or comment fournir aux jeunes mahorais des formations de qualité et leur permettre de contribuer au développement de leur île s’il n’y a pas d’universités, surtout quand on sait que le départ en métropole pour des études est souvent synonyme d’échec ? Comment éviter que les postes à responsabilité ne soient occupés que par des mzungu (les blancs en mahoré) si les mahorais n’ont pas facilement accès aux études supérieures ? Rien non plus sur la reconnaissance du mahoré (la langue utilisée au quotidien à Mayotte, beaucoup plus parlée que le français) comme langue régionale, et rien non plus pour l’adaption aux spécificités culturelles et religieuses de l’île, dans le domaine scolaire entre autres. Des zones d’ombre qui révèlent aussi la volonté de l’Etat de garder la mainmise sur Mayotte : les métropolitains restent essentiels dans les postes à responsabilité, la culture métropolitaine peut rester dominante dans les établissements scolaires, permettant peu à peu une occidentalisation de la population.
Territoire très peu métissé, où le français n’est pas la langue maternelle de l’immense majorité des enfants et où les inégalités avec le reste de la France sont flagrantes, Mayotte se sent délaissée par la métropole tout en refusant la perspective d’une indépendance. J’ai assez vite compris l’impasse : pour intégrer plus Mayotte et réduire les inégalités avec le reste du territoire français, il faut une « colonisation », certes douce, mais une colonisation. Pour qu’il y ait un rattrapage, il faudrait enlever tous les freins culturels au développement. L’entraide familiale, qui fait qu’on choisit un employé ou un artisan car il fait partie de notre famille, est par exemple un frein au développement économique, car ce ne sont pas les plus compétents qui sont embauchés. Mais cela serait synonyme d’un abandon du mode de vie à la mahoraise et d’une occidentalisation. Même si une majorité de la population souhaite un développement économique, la culture et le mode de vie de l’île restent des choses auxquels les mahorais sont très attachés. Respecter la culture mahoraise tout en « colonisant intelligemment », en répondant aux attentes de la population en terme d’infrastructures et de développement ? Ce paradoxe est présent dans de nombreux domaines à Mayotte, comme l’éducation. En effet, il faudrait également que les enfants puissent parler français aussi bien que shimaoré, un présupposé indispensable à leur réussite scolaire. Le shimaoré étant la langue maternelle des enfants, ceux ci découvrent le français au mieux à l’école maternelle, au pire en CP. Cela rend l’apprentissage de la lecture, qui se fait en français, extrêmement difficile : en 2015, 50,9 % des jeunes ayant participé à la journée défense et citoyenneté à Mayotte était en situation d’illettrisme. Les enfants, aussi motivés et intelligents soient-ils, partent donc avec une longueur de retard car ils ont un vocabulaire très faible en français et leurs parents, parlant également mal français, ne peuvent pas les aider. Des professeurs de lycée m’ont expliqué que les notes au bac des Mahorais sont très fortement majorées pour que le taux de réussite au bac général puisse atteindre 50 % (cette information n’est cependant pas vérifiée par des sources officielles). Mais l’échec se subit après : les jeunes mahorais doivent quitter Mayotte pour leurs études supérieures et échouent en première année de licence pour la grande majorité. D’autre part, si les femmes mahoraises ont des responsabilités politiques et associatives, le taux de natalité très fort, 4,1 enfants par femme en 2012, empêche toute réelle émancipation, sans oublier les mariages et les grossesses précoces qui empêchent de nombreuses jeunes filles de suivre une scolarité normale au collège et au lycée, et finalement de faire des études supérieures.
On veut faire entrer dans les codes législatifs et scolaires français un territoire dont la culture et la langue sont totalement différentes : autant dire que c’est mission impossible.
Ce qui est finalement le plus troublant est que les Mahorais semblent accepter voire demander cette « colonisation », qui, quoi qu’il en soit, leur apporte une amélioration de leurs conditions de vie. N’est-ce pas finalement aussi un privilège de l’homme blanc qui n’a vécu que dans des pays développés que de plaider pour la fin du néocolonialisme français à Mayotte ? La France, ce sont aussi des hôpitaux, des écoles, des minimas sociaux, même si cela dysfonctionne toujours fortement.
image de couverture : © Louise Bigot pour L’Alter EGo/APJ