Bienvenue à Angoulême : capitale internationale de la bande-dessinée quatre jours par an
Dans la vitrine d’une pharmacie, Corto Maltese vante les mérites d’une crème hydratante. Lucky Luke, lui, expose fièrement son éternelle mèche noire pour un salon de coiffure, tandis que le professeur Tournesol s’est égaré dans un obscur cabinet d’énergiologie. Sur une immense fresque à droite, l’imaginaire futuriste et inquiétant de Druillet dévoile toute sa splendeur, en face sur la place de l’hôtel de ville Titeuf nous explique la vie, et les Schtroumpfs sont éparpillés un peu partout (attention où vous marchez). Bienvenue à la 45ème édition du Festival International de la Bande-Dessinée d’Angoulême.
La capitale de la Bande-Dessinée
Pendant quatre jours, du 25 au 28 Janvier, Angoulême, cette petite ville de Charente, devient le centre médiatique du neuvième art. Des chapiteaux sont montés, des expositions fleurissent, la gare achemine des milliers de visiteur·se·s, amateur·rice·s et professionnel·le·s, la ville bouillonne d’une activité créative et culturelle intense. Les rues sont bondées, qu’il pleuve, qu’il fasse gris, un peu moins gris ou un peu soleil à midi. Et pour cause, ce festival est LE festival le plus important dédié à la Bande-dessinée depuis sa première édition en 1974, loin devant le festival Quai des Bulles à Saint-Malo ou le tout récent Lyon BD.
Et pourtant, l’idée d’un gros festival culturel et international à Angoulême ne va pas forcément de soi. Si vous avez la curiosité de passer quelques jours juste avant ou juste après le festival, vous découvrirez l’envers du décor. La ville n’est pas particulièrement propre. Certains habitants se plaignent qu’il n’y a pas assez de poubelles ou de sacs pour les crottes de chiens mis à disposition. Les façades sont noircies par manque d’entretien (ce qui est dommage lorsqu’elles comportent des fresques réalisées par les artistes les plus célèbres du neuvième art) et beaucoup de locaux sont désaffectés, abandonnés depuis longtemps. Certains sont réinvestis pour des expositions éphémères, des studios de radio clandestins ou comme QG des micro et autoéditions, mais une fois le festival fini, certains quartiers dégagent une atmosphère fantomatique de déclin et d’abandon.
De plus, le maire actuel de la ville ne semble pas particulièrement mener le combat de l’accès à la culture. En effet, Xavier Bonnefont, membre du parti Les Républicains, a annoncé en mars 2016 la suppression des subventions municipales versées à l’École Européenne Supérieure de l’Image (Éesi) en 2017, ce qui représenterait une perte de 851.000€. Ce Laurent Wauquiez charentais, qui aime à se définir proche de ses concitoyens et n’hésite pas à s’afficher parmi eux régulièrement sur Facebook, n’en est pas à sa première polémique. Il a suscité de vives critiques lorsqu’il a augmenté ses indemnités de 62% et réduit celles de ses adjoints en 2014 ; ou encore lorsqu’il a voulu aménager le paysage en installant des grillages autour des bancs, ce qui accessoirement en interdisait l’accès aux SDF.
Concernant le festival, Xavier Bonnefont a annoncé en 2016 qu’il “ne lui convenait plus”. Une prise de position qui faisait écho à l’édition catastrophique de la même année (on y reviendra). Suite à cet échec, l’autorité des associations FIBD et 9 Art +, qui organisaient le festival depuis de nombreuses années, a été remise en question. L’ADBDA (Association pour le Développement de la Bande Dessinée à Angoulême) a alors été créée sous l’égide du ministère de la Culture pour “ressusciter” le festival. Le but de cet outil est de faire prospérer le festival, de lui assurer une cohérence et de l’ouvrir à l’international en approfondissant les relations avec Bruxelles. FIBD et 9 Art + craignent un manque d’indépendance et une altération de l’identité du festival. Là où FIBD met l’emphase sur des “initiatives citoyennes” et la “société civile” qui sont “l’essence même” du festival, l’ADBDA souhaite donner plus de latitude aux éditeurs et aux organisations professionnelles.
Il semblerait que l’ADBDA ait obtenu gain de cause puisqu’ils participent dorénavant à l’organisation du festival. Toutes ces questions d’organisation et de disputes juridiques entre associations sont un peu complexes, il y a certainement du bon et du moins bon dans les deux camps. Il serait dangereux et réducteur d’assimiler FIBD a des passionnés innocents et l’ADBDA a la grosse machine étatique qui ne s’intéresse qu’au profit. De nombreux auteurs ont notamment manifesté leur enthousiasme suite à la création de l’ADBDA. Mais on peut être sûr que Xavier Bonnefont a su tirer son épingle du jeu, puisqu’il en est devenu le trésorier…
Mais qu’importe. Grâce à son festival, Angoulême dispose d’un rayonnement culturel international, et au final, c’est ce qui pouvait arriver de mieux à la ville et à la Bande-dessinée.

Les enjeux de cette 45ème édition
Or, comme l’a dit l’oncle Ben, un rayonnement culturel international implique de grandes responsabilités. Et ce festival n’a pas toujours eu le sens des responsabilités… On se souvient de l’édition 2016, particulièrement désastreuse. On se souvient de la polémique sexiste avec une sélection 100% masculine, autrement dit 0% féminine. Certain·e·s auteur·e·s avaient alors lancé le hashtag #WomenDoBD, certain·e·s avaient boycotté le festival, et Daniel Clowes, Joann Sfar et Riad Sattouf avaient souhaité retirer leurs noms de la liste des nominés. Cette polémique explosait dans un contexte particulièrement tendu où les artistes dévoilaient la précarité de leur situation. Certain·e·s dessinateur·rice·s avaient fait la grève des dédicaces, une manière de protester contre un système économique qui les dévalorise. Rappelons par ailleurs que les artistes ne sont pas payés lors du festival, ni pour leurs heures de dédicaces ni pour leurs interventions. Certain·e·s auteur·e·s, comme Denis Bajram, tentent depuis longtemps de sensibiliser la population sur leurs conditions de travail via les réseaux sociaux. Dans un festival au bord de l’implosion, le comédien Richard Gaitet, chargé d’animer la cérémonie des fauves d’or, n’avait rien trouvé de plus intelligent à faire que d’annoncer un faux palmarès pour faire une bonne blague.
Ces polémiques pèsent encore lourdement, comme une épée de Damoclès sur cette 45ème édition. La mise en valeur des femmes avait été très timide lors de l’édition 2017, et dans le contexte actuel de libération de la parole des femmes, on était en droit d’attendre mieux de la part de l’édition de cette année. Heureusement le jury, mené par Guillaume Bouzard à qui l’on doit une reprise irrévérencieuse de Lucky Luke Jolly Jumper ne répond plus, avait visiblement conscience d’être attendu au tournant, et la sélection s’avère assez surprenante et éclectique.
En premier lieu, le prix d’honneur du festival a été remis au mangaka Naoki Urasawa, l’auteur de Pluto. Une exposition lui était dédié ainsi qu’au légendaire Osamu Tezuka, le dieu du manga, créateur d’Astro Boy. De quoi tordre le cou aux détracteurs du manga et assurer une note internationale au festival. Le prix spécial du jury, quant à lui, a été décerné à Marion Fayolle pour Les Amours Suspendues. Le prix du meilleur album jeunesse revient lui aussi à un duo féminin, Julia Billet et Claire Fauvel, auteures de La Guerre de Catherine. Voilà pour le féminisme. La bande-dessinée alternative a aussi la part belle puisque la revue Bien Monsieur est sacrée meilleure BD alternative et Megg, Mogg & Howl, Happy Fucking Birthday de Simon Hanselmann reçoit le prix de la meilleure série. Quant à la jeunesse, le Fauve d’Or du meilleur album revient, contre toute attente, à l’ancien jeune talent Jérémie Moreau pour l’épopée scandinave La Saga de Grimr. La compétition était rude puisque beaucoup s’attendaient au sacre de Marion Montaigne pour sa BD Dans la combi de Thomas Pesquet qui s’était très bien vendue. Hélas, ce n’est pas cette année non plus qu’une femme sera consacrée grande vainqueure…
Coup de projecteur sur la nouvelle génération
Ce qui fait la saveur de ce palmarès, c’est le statut d’ancien jeune talent du Fauve d’Or Jérémie Moreau. En effet, chaque année, le festival organise un concours Jeune Talents pour dénicher les perles rares de la nouvelle génération. N’importe qui peut envoyer une histoire d’une, deux ou trois planches pour faire partie des 20 lauréats. Suite à la nomination de Jérémie Moreau, le concours Jeunes Talents semble être un tremplin crédible pour un·e jeune artiste. Entretien avec Émilien Wiss, 20 ans, lauréat de l’édition 2018 :
Avant de lire l’interview, vous pouvez retrouver sa BD ici

Quel est ton parcours scolaire ? D’où viens-tu ?
Émilien Wiss : « Je suis en première année à l’EMCA (École des Métiers du Cinéma d’Animation) à Angoulême, mais avant ça j’ai fait deux années de prépa. La première en communication à Strasbourg, mais ça ne m’a pas plu du tout, je ne me retrouvais pas dans ce milieu-là, alors j’ai fait une deuxième année de prépa en cinéma d’animation à l’Atelier de Sèvres à Paris. Et puis j’ai été pris à l’EMCA. J’y suis allé parce que c’est la meilleure école d’animation en France. Enfin, l’une des meilleures. »
C’est pas les Gobelins, la meilleure école ?
Émilien Wiss : « Après je ne suis pas aux Gobelins, je ne peux pas dire. Mais j’ai l’impression qu’ils ont un plus gros bagage technique, ils sont très bons là-dedans, mais de ce que je peux voir de leur travail il y a une uniformisation des styles graphiques de ceux qui sortent de cette école. Bien sûr en animation on doit recopier le style des autres pour bosser sur un film, mais bon il y a quand même un style « Gobelins » pas très personnel. À l’EMCA c’est différent, on fait beaucoup plus d’expérimentations, on tente plus de choses, du coup il y a plus de diversité. Et puis l’EMCA est moins chère que les Gobelins aussi. Ça joue. »
Si tu es en école d’animation, pourquoi avoir participé à un concours de BD ?
Émilien Wiss : « En fait, ce que j’aime avant tout c’est raconter des histoires. Après, l’animation, la BD, les films, ce sont juste des moyens d’expression différents. Dans ce cas-là, la BD était un moyen d’expression plus rapide et plus facile qu’un film d’animation. Peut-être que j’aurais pu raconter l’histoire de Patrick la sardine en film d’animation, mais ç’aurait été un peu décevant peut-être, il aurait fallu faire les voix et tout, c’est compliqué… Ce qui est bien avec la BD c’est qu’on peut faire ce qu’on veut tout seul, il n’y a pas de question de timing ou de son, mais il y a plus d’images impactantes. Alors que l’animation c’est un travail d’équipe. Mais après de toute façon tous les arts sont liés, mais tout repose sur l’histoire, sur comment tu veux la raconter. »
Pourquoi tu as participé au concours Jeunes Talent ? D’où vient Patrick la sardine ?
Émilien Wiss : « C’est une pote qui m’a mis au courant du concours, j’ai un peu participé au dernier moment. En fait, j’avais créé le personnage de la sardine pour un exercice de modélisation 3D pour les cours. J’aime pas trop le dessin pour le dessin, ça m’ennuie assez rapidement. J’aime bien quand les choses ont une finalité, je n’aime pas trop créer dans le vide. Alors j’en ai fait une BD, mais c’était juste pour me faire marrer, j’avais pas l’intention de participer au concours, je ne savais même pas qu’il existait. Au début la BD faisait 4 planches, mais pour le concours il en fallait 3 maximum, alors j’ai dû refaire la mise en page. C’est pour ça qu’elle est un peu flottante, c’est peut-être un peu bizarre. Si je devais la refaire, je pense que je réfléchirai mieux à la mise en page. »
On est d’accord, Patrick la sardine c’est un gros clin d’œil à Patrick Sébastien ?
Émilien Wiss : « Clairement ! À partir de là pour le nom de la sardine j’avais le choix entre Patrick et Sébastien, mais je préfère Patrick, ça fait plus… voilà. Mais y a plein de petites références comme ça dans la BD, y en a une à OSS 117 par exemple. Mais j’ai même repris les paroles de la chanson des sardines vers la fin. Après le but c’était de raconter une histoire, ce n’était pas de faire une suite de clins d’yeux et de références. Si quelqu’un ne les connaît pas, ça ne fera aucune différence. »
Tu parlais d’expérimentation graphique tout à l’heure, et ta BD en est un peu l’illustration, ce n’est pas un graphisme de BD classique.
Émilien Wiss : « Non effectivement, je n’aime pas trop le trait franco-belge, la ligne claire, parfaite et lisse. J’aime bien quand c’est un peu plus tremblant, un peu plus dynamique. Tu vois, un peu comme ce que fait Gipi ou Bastien Vivès. »
Ça me fait penser à Marion Montaigne aussi, non ?
Émilien Wiss : « Carrément ! Bah tu vois elle, je trouve qu’elle dessine super bien. Elle a un trait vachement lâché, dynamique, y a beaucoup de mouvement. En fait, je pense qu’en BD ce qui est super important c’est le mouvement, et l’histoire, parce que tu passes d’une case à une autre. Après la mise en scène c’est super important aussi ! »
Donc tu dessines ta BD, tu l’envoies au concours, et finalement tu fais partie des 20 lauréats. Qu’est-ce que ça t’a apporté ?
Émilien Wiss : « Ma BD était exposée au pavillon Jeunes Talents avec celles de tous les autres lauréats, et elles ont été imprimées dans un magazine qui était vendu pendant le festival pour 15€. J’ai reçu un pass auteur qui me donnait accès à absolument tout le festival, j’ai assisté à la cérémonie des prix découverte, j’ai pu participer à des soirées avec d’autres auteurs, j’ai fait des dédicaces pour la première fois de ma vie, c’était une expérience incroyable ! Par contre je n’ai eu aucune retombée économique, même pas des ventes du magazine. En soi ça ne me dérange pas, c’est normal, beaucoup de personnes ont travaillé à l’élaboration de ce magazine et à l’organisation. Mais je trouve que le prix était un peu élevé. »
Qu’est-ce que tu envisages dans l’avenir ? Est-ce que tu vas poursuivre dans la BD ?
Émilien Wiss : « Non, là je vais finir mon cursus à l’EMCA, et puis conquérir le monde après, éventuellement. Non en vrai je veux continuer dans l’animation mais pas dans la BD, il y a trop de problèmes dans ce milieu-là. Le statut d’auteur de BD est très précaire, et puis il y a des problèmes de surproduction. C’est compliqué de gagner sa vie dans la BD. Je préfère l’animation pour ça, il y a plus de demande, et il n’y a pas ce problème de surproduction parce que c’est un travail d’équipe. En animation tout le monde est intermittent du spectacle, on passe de projet en projet. Parfois ça dure une semaine, parfois ça peut durer dix ans… Je ne dis pas non à la BD, je continue d’en faire à côté, mais dans mes études ce n’est pas la priorité. »
Comment bien profiter du festival
Crevons l’abcès tout de suite. Ce festival, tout aussi prestigieux soit-il, souffre de deux défauts majeurs, la date et la localisation. En effet, le Sud-ouest est en général assez mal desservi. Il n’y a pas de grand axe qui relie l’Est et l’Ouest, si bien que le plus simple est parfois de passer par Paris. De plus, il n’est pas forcément évident de se libérer fin Janvier. Si vous n’habitez pas Paris, venir à Angoulême est un accomplissement. Voici donc quelques astuces pour bien profiter du festival.
1) Acheter un pass 4 jours :
Vous aurez bien besoin de quatre jours pour profiter du festival dans son intégralité. Mieux vaut en acheter un en ligne, et échanger le e-billet contre un bracelet une fois sur place. Faîtes bien attention à ce qu’on vous donne un bracelet 4 jours, histoire de ne pas vous retrouver avec un bracelet un jour par mégarde. Sans bracelet, impossible de visiter les expos ou de se rendre dans les pavillons.
2) Éplucher le programme à l’avance :
Récupérez le programme heure par heure sur le site du festival et repérez les rencontres, conférences et animations qui vous intéressent le plus. Il sera bien évidemment impossible de tout faire, certaines activités se chevauchent. Vous serez amenés à faire des choix cornéliens, autant les faire le plus tôt possible.
3) Prévoir des vêtements chauds
Ça paraît bidon comme ça, mais c’est une période de l’année encore fraîche. Il n’y a pas de lieu central fédérateur, tous les pavillons et les expositions sont éparpillés un peu partout. Angoulême est une petite ville, tous les trajets peuvent être faits à pieds, mais vous passerez une bonne partie du festival dehors.
4) Éviter les dédicaces
Et oui, paradoxalement, faire la queue pendant des heures sous un chapiteau surpeuplé n’est pas l’intérêt premier du festival. Au contraire, c’est le meilleur moyen de rater tout le reste. Privilégiez les conférences, ou les rencontres internationales : vous n’aurez peut-être pas de petit dessin dans votre livre mais l’auteur aura discuté avec vous pendant une heure ou deux. N’hésitez pas à assister à des conférences sur des sujets qui vous sont parfaitement étrangers, c’est le meilleur moyen d’en apprendre plus sur des pans entiers du neuvième art !
5) Réserver les pavillons pour le dernier jour
Ils sont beaux, ils sont grands, ils sont attrayants et on peut claquer un SMIC en BDs dans ces chapiteaux, mais ils ne sont pas le cœur du festival, ils n’en sont que la vitrine commerciale. Commencez par visiter les expositions le jeudi lorsqu’il n’y a pas encore trop de visiteur·se·s, assistez aux conférences les plus intéressantes le vendredi et le samedi, et garder la visite des pavillons le dimanche, lorsque le festival s’essouffle un peu.
6) Sortir des sentiers battus
Au-delà du festival officiel s’étend le off, territoire inconnu peuplé d’étudiant·e·s en arts. N’hésitez surtout pas à aller à leur rencontre dans leur antre, le Spin Off. Vous rencontrerez le monde de la bande-dessinée alternative, de la microédition et des fanzines sérigraphiés, vous pourrez acheter un hand spinner qui représente la sainte trinité ou simplement discuter avec des passionné·e·s qui portent un regard radicalement différent sur la bande-dessinée. Et une fois la nuit tombée, faîtes le tour des bars, vous aurez peut-être l’occasion de festoyer avec les auteur·e·s…

image de couverture : libre de droits