Que fait Carrefour ?
Il y a un mois, Carrefour a lancé une campagne de communication sur les semences interdites. L’enseigne a mis en avant des légumes dont les graines n’étaient pas référencées dans le catalogue officiel des semences qui autorise la vente de certaines semences et en interdit donc d’autres, empêchant leur commercialisation à grande échelle. Une campagne de publicité assez paradoxale, vu la manière dont les grandes surfaces cherchent généralement à augmenter leur marge au maximum au détriment des agriculteurs, que Carrefour semble justement défendre à travers sa campagne sur les semences interdites. Que faut-il voir derrière l’initiative de Carrefour ? Une démarche visant à se placer en position de force sur le marché du bio en plein boom ? Une réelle volonté de mettre à l’honneur des petits agriculteurs ? Sans doute un peu des deux. L’entreprise met cependant en avant une problématique peu connue et pourtant essentielle dans notre vie quotidienne : d’où viennent les graines des fruits et des légumes que nous consommons ?

La réglementation des semences, essentielle ou dangereuse ?
En expliquant qu’aujourd’hui, 96,4 % des semences sont interdites à la commercialisation, Carrefour se base sur le décret 81-605 du 18 mai 1981. Ce décret stipule qu’il faut que les semences soient inscrites dans le catalogue officiel des semences autorisées par le Groupement national interprofessionnel des semences et plants (Gnis). Seulement, pour y inscrire une semence, il faut qu’elle réponde à des critères communs à l’espèce, afin d’éviter par exemple qu’une semence dite de “tomate grappe” fasse pousser des tomates cerises. Elle doit également disposer de qualités gustatives, de capacités de résistance aux maladies ou au stress hydrique. Des caractéristiques qui mettent déjà au ban de nombreuses variétés. Autre problème que rencontrent les agriculteurs pour inscrire leurs semences : le coût très élevé de la procédure, que les plus petits d’entre eux, utilisant des semences paysannes, n’ont majoritairement pas les moyens de payer. Cela pose également des questions sur la campagne de Carrefour : les petits agriculteurs qui ne peuvent pas faire reconnaître leurs semences doivent une fois encore se soumettre à la grande distribution afin de pouvoir vendre leur production et vivre de leur métier.
Mais en pratique, la réglementation des semences est-elle essentielle ou dangereuse ? Pour Rémy, 32 ans, agriculteur bio en région parisienne, la réglementation actuelle sur les semences est essentielle car elle assure la qualité et la nature des graines que l’on achète. Comme il l’explique, faire ses semences soi-même, comme quelques petits agriculteurs continuent à le faire, par habitude ou par souci de préservation des variétés anciennes, demande du temps, un temps pas toujours facile à trouver pour des agriculteurs qui ont souvent du mal à prendre des vacances. En effet, réutiliser les mêmes semences d’une saison sur l’autre sans les racheter nécessite de recupérer les grains que contiennent les fruits ou les légumes, de les faire sécher, de les trier. De plus, d’une année sur l’autre, les graines peuvent évoluer, perdre certains de leur attributs pour donner des fruits ou des légumes qui seront finalement d’une espèce cousine mais différente, ce qui peut poser des problèmes pour l’agriculteur qui ne sait finalement plus vraiment ce qu’il fait pousser.
Comment être sûr de la qualité des semences ?
Début octobre, un reportage diffusé sur France 3 a révélé que les carottes d’une enseigne spécialisée dans le bio, Bio c’ Bon, contenaient davantage de pesticides que des carottes non bio. D’où vient le problème ? Comme l’explique Rémy, il s’agit d’abord d’un problème de réglementation, qui se révèle être le même pour les semences : la réglementation sur le bio est différente dans chaque pays. Or, aujourd’hui, à l’heure du libre échange, non seulement à l’échelle européenne mais aussi mondiale avec le CETA entre l’Union européenne et le Canada par exemple, des carottes ou des semences dites “bio” en provenance de pays avec des réglementations plus faibles peuvent arriver en France sans répondre à la législation française. Pour Rémy, qui achète ses graines bio à une entreprise semencière, il est essentiel de vérifier la traçabilité et d’avoir une relation de confiance avec ses fournisseurs, afin de s’assurer de bien produire et vendre des légumes bio, et non des OGM bourrés de produits chimiques.

Le danger vient également des grandes multinationales spécialisées dans la vente de semences. Par exemple, Monsanto, ce n’est pas seulement le glyphosate mais aussi l’industrie semencière, avec tous les débordements et les risques pour l’environnement que cela implique. En Inde, Vandana Shiva se bat pour défendre la souveraineté alimentaire depuis les années 1980 : elle fonde en 1987 Navdanya, mouvement de sauvegarde de la graine, pour lutter contre l’émergence d’un monopole des grandes industries sur les semences. Ce combat a une résonnance particulière en Inde, avec les semences de coton Bt produites et diffusées par Monsanto, afin d’enrayer la baisse de rendement des champs de coton à cause de papillons rouges qui ravagent les cultures. Les campagnes de publicité réalisées par la firme américaine, en utilisant les dieux indiens dans des clips diffusés dans les régions agricoles, ont convaincu des dizaines de milliers de paysans indiens d’adopter les semences de coton OGM. Problème : la résistance de ces cultures aux insectes a commencé à diminuer. Monsanto propose alors un pesticide qui retarde l’arrivée de cette résistance, que les agriculteurs achètent afin d’éviter de perdre l’argent qu’ils ont dépensé dans les semences Monsanto, plus chères que celles habituellement utilisées. Les agriculteurs indiens ayant adopté ces semences sont alors entrés dans un cercle vicieux, tout cela pour un coût très élevé, en devant acheter non seulement les graines mais aussi les pesticides Monsanto. Le résultat est très simple : les agriculteurs subissent d’énormes coûts, que beaucoup ne peuvent pas supporter, entraînant jusqu’à 100 000 suicides entre 1997 et 2003, et Monsanto augmente ses profits en vendant ses semences et ses pesticides dans de nouveaux pays.
Quel danger pour la biodiversité ?
Le risque d’une réglementation rigide sur les semences, comme le met justement en avant Carrefour, est de limiter les variétés consommées et à terme les variétés produites, entraînant une baisse de la biodiversité. La disparition d’espèces de légumes, c’est déjà la perte d’un terroir local, une uniformisation des cultures à l’échelle de la planète avec tous les dangers que cela peut avoir : augmentation de la monoculture entraînant des risques de famine si une espèce se trouve touchée par des maladies, des disparitions de variétés ayant des vertus thérapeutiques… Déjà, la politique de Monsanto en Inde met en danger le système d’agriculture traditionnelle en place depuis des siècles et entraîne des drames humains. Déjà, 90 % des variétés de légumes cultivables ont disparu. Déjà, le réchauffement climatique, en entraînant la fonte du permafrost autour de la banque mondiale des graines de Svalbard en Norvège, où des milliards de graines sont censées être protégées de toute catastrophe, risquent de les faire germer. Ces effets concrets, couplés aux catastrophes naturelles dont la violence ne cessera d’augmenter avec le changement climatique, affecteront la qualité de vie de notre génération et des générations à venir. La réglementation doit assurer l’origine et la qualité des légumes sans toutefois prendre en otage la biodiversité. Le juste milieu est encore à trouver, car l’absence de réglementation comme une réglementation trop rigide ont des effets néfastes sur la défense de l’environnement et la sécurité alimentaire.
La campagne lancée par Carrefour révèle le danger qui pointe aujourd’hui : l’écologie devient un argument de vente, le risque étant que le bio et la protection de la biodiversité ne soient que des modes qui apparaissent aussi vite qu’elles disparaissent. Oui, le bio envahit les grandes surfaces, il devient accessible plus largement, mais de quel bio parlons-nous ? Le risque est que cette dynamique cesse et que l’on revienne au point de départ. Le défi, aujourd’hui, c’est d’en faire une habitude, pas juste un effet de mode.
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