Indépendance du Kurdistan irakien : crispation ou crise-passion ?
Rassemblés dans une région quasi-autonome au nord-ouest de l’Irak, les Kurdes ont voté en grande majorité pour leur indépendance. Celle-ci reste toutefois grandement compromise. En effet, les réactions des voisins et des puissances internationales ne sont pas de bonne augure.
Cela fait près d’un siècle que le peuple kurde erre sans État, écartelé entre quatre pays : l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie. Séparés arbitrairement par le découpage des accords Sykes-Picot de 1916, les Kurdes ont souvent été les victimes de violences et d’injustices : on se souvient des bombardements chimiques de Saddam Hussein lors du « génocide » kurde en 1988 (entre 50 000 et 180 000 kurdes tués) ou des conflits incessants dans certaines régions turques. Après plusieurs expériences infructueuses d’autonomie comme la République d’Ararat (1927) ou celle de Mahabad (1946), certains Kurdes ont su tirer profit de la chute de Saddam Hussein en 2003 et de la nouvelle constitution irakienne de 2005. L’Irak devient un État fédéral, accordant une grande autonomie à la région kurde au nord-ouest. Aujourd’hui sous l’autorité de Massoud Barzani et de son parti le Parti Démocratique du Kurdistan (PDK), le Kurdistan irakien revendique son rôle clé dans la guerre contre l’État Islamique. Barzani revendique également certains territoires défendus par les milices kurdes Peshmergas contre l’EI comme les champs de Kirkouk. Ces derniers sont certes en dehors de la région mais sont peuplés majoritairement par les Kurdes et particulièrement riches en pétrole.

La Constitution irakienne de 2005 dote la région kurde d’un statut institutionnel spécial. Elle dispose de son propre gouvernement (le GRK) et de son propre Parlement. Elle construit ses infrastructures comme l’aéroport de Souleimaniyeh et assume vite sans aide financière l’exploitation pétrolière. En effet, depuis 2014, le gouvernement central irakien coupe les subventions car les Kurdes ne lui partagent pas leurs recettes du pétrole. L’organisation d’un référendum sur l’indépendance s’est logiquement imposée pour Barzani. Toute la région du Kurdistan irakien est donc invitée par celui-ci à y participer, de même que la région de Kirkouk malgré ses minorités arabes et turkmènes. Les résultats les plus fiables tablent sur 72,16 % de participation et accordent un score voisin de 93 % au “oui à l’indépendance”. Ahmad, habitant de Erbil, capitale du Kurdistan, confie à l’AFP cette semaine :
Nous sommes le peuple kurde, nous ne sommes pas des Arabes, nous ne sommes pas des Perses.
Bien que Barzani affirme que ce vote fait “force de loi”, l’engouement populaire kurde ne suffit cependant pas comme condition et argument pour faire sécession.
Nouvel épicentre de conflits ?
Véritable enclave dans une région hostile, le Kurdistan irakien doit faire face à l’animosité de ses voisins et à l’embarras des grandes puissances mondiales. Tout d’abord, les dirigeants irakiens s’opposent avec force à cette initiative. Si toute intervention militaire est pour l’instant écartée, l’Irak a appelé les autres pays à ne pas traiter commercialement avec le Kurdistan. Outre la perte d’une région clé en ressources, c’est aussi la portée symbolique qui affecte les dirigeants : “Nous ne sommes pas un pays uni” concède le Premier ministre Haider Al-Abadi. Pour l’Iran et La Turquie, une émancipation kurde suscite une grande méfiance car les deux pays abritent 75 % de la population kurde. Le référendum, perçu comme une provocation, pourrait donner des idées à leurs minorités et donc mettre leur intégrité en péril. De son côté, Erdogan anime depuis plusieurs années une politique ultra-répressive envers les Kurdes turcs. Il met en garde Barzani contre la perspective “d’une guerre ethnique et confessionnelle”. La menace la plus sérieuse est celle d’un embargo qui empêcherait les Kurdes d’exporter leur pétrole. S’ajoutent bien évidemment des dimensions géostratégiques. L’Iran souhaite s’ouvrir un accès au bassin méditerranéen à travers l’Irak, la Syrie et le Liban. L’apparition d’un quatrième État dans cette zone pourrait compromettre toute cette stratégie de puissance. Par ailleurs, malgré son instabilité, la Syrie dénonce un référendum “totalement inacceptable”.
Un parallèle ironique peut d’ailleurs être établi entre les aspirations kurdes à l’indépendance, dénoncées par le monde arabo-musulman, et le combat palestinien contre Israël pour s’établir comme État, qui émeut les puissances du Moyen-Orient. Cette ambivalence est également partagée par la communauté internationale. Elle craint en effet qu’une indépendance kurde forme un nouvel épicentre de conflits dans une région déjà particulièrement riche en la matière. Si on prête attention au discours du Président Macron à l’ONU le 19 septembre dernier ou au dernier communiqué du Ministère des affaires étrangères russes, c’est bien la peur d’une nouvelle déstabilisation politique qui freine les ardeurs à propos de l’indépendance du Kurdistan irakien. James Mattis, secrétaire américain à la Défense, craint que la fragile et hétéroclite alliance contre l’État Islamique soit compromise et a vainement demandé le report du référendum. Mais finalement, patienter jusqu’à une situation favorable à l’indépendance kurde ne revient-il pas à condamner ce peuple à rester dans une attente interminable ? Pour rappel, le traité de Sèvres de 1920 prévoyait un Etat kurde, ce qui fut ensuite annulé par le traité de Lausanne en 1923…

Tant de problèmes politiques, sociaux et économiques
“Comment la communauté internationale peut-elle attendre de nous que nous fassions encore partie de l’Irak après de tels crimes ?” se plaint Khalat Barzani, du Musée consacré au souvenir du massacre de milliers de Kurdes par les forces de Saddam Hussein en 1983. De cette lamentation ressort la vive passion d’un rêve de plusieurs générations : un Etat kurde, arraché des mains de ses persécuteurs. La vague de “oui” lors du référendum témoigne de cet espoir qui ne se veut pas déçu. Porte-parole autoproclamé de cette espérance, Massoud Barzani veut “éviter que le sang coule de nouveau” et souhaite la conciliation : “au lieu de sanctions, venez aux négociations afin d’aboutir à un meilleur avenir pour nous et pour vous”. Une attitude d’apaisement qui ne colle pas avec la situation du Kurdistan et les décisions prises. Kamal Chomani, un analyste kurde, déplore : “Il y a tant de problèmes politiques, sociaux, économiques et juridiques que nous devons résoudre avant au Kurdistan”. Le Kurdistan est en effet instable politiquement. Suite à la guerre civile entre le PDK et son parti rival, l’Union Patriotique du Kurdistan (UPK), entre 1994 et 1997, la région kurde est “politiquement et administrativement coupée en deux”. Le sociologue Abel Bakawan rappelle que “Barzani lui-même ne peut pas envoyer des policiers sur les terres de l’UPK”. Cette fracture est d’ailleurs visible par les chiffres : 50% de participation au référendum dans la région contrôlée par l’UPK. Malgré cette profonde division, Barzani demeure l’interlocuteur kurde privilégié.
De plus, le Kurdistan affronte une grave crise financière. Privé des subventions irakiennes, l’économie repose essentiellement sur la manne pétrolière, rendant les Kurdes dépendant du cours fluctuant du prix du baril, mais surtout du bon vouloir de leurs voisins en raison de leur territoire enclavé. Israël pourrait leur fournir une aide, car il s’agit d’un de leurs premiers clients sur le marché du pétrole. Cependant, la Turquie est le seul acteur régional avec lequel Israël entretient un dialogue officiel, et le soutien ouvert au Kurdistan pourrait compromettre la pérennité de cette diplomatie. Aussi, les milices Peshmergas sont courageuses mais demeurent faiblement équipées en cas de conflit ouvert contre un pays, ce qui les rend d’autant plus vulnérable. Cet état de faiblesse est tel qu’il interroge l’avenir d’un Kurdistan indépendant. Pour Nizar Aghri, journaliste kurde, ce sera “probablement une seconde Palestine férocement tiraillée entre le Hamas et le Fatah…”.