Après des élections contestées, le Kenya peut retomber dans le chaos
Le 8 août dernier, se sont déroulées les élections présidentielles du Kenya, soit un duel entre le Président sortant Uhuru Kenyatta et le chef de la coalition d’opposition NASA, Raila Odinga. Les résultats officiels indiquent le premier vainqueur avec plus de 54% des suffrages exprimés. Odinga accuse le gouvernement d’avoir faussé les résultats. Le pays est sous tension, dans le souvenir craintif de la crise violente post-élections de 2007.

Un scrutin bousculé
Des incidents ont été relevés avant et après les élections du 8 août. Au début du mois, un membre de la commission électorale a été assassiné. Reconnu pour sa probité et son intégrité, Christopher Msando avait la charge de l’identification électronique des électeurs et du comptage des voix. Un tel assassinat semble particulièrement inquiétant alors que les sondages annoncent un scrutin particulièrement serré entre Kenyatta et Odinga. Par ailleurs, les forces de police ont annoncé avoir tué deux hommes s’attaquant à un bureau de vote dans lequel le dépouillement continuait. Ces morts donnent une certaine idée du climat politique et social du Kenya. Lorsque les résultats se font connaître, Odinga revendique sa propre victoire mais appelle au calme afin d’éviter un nouveau 2007. La publication des formulaires (résultats des bureaux de vote et des circonscriptions) s’effectue en retard, ce qui nourrit les soupçons.

Malgré ces volontés pacifiques, des affrontements explosent dans les bidonvilles de Nairobi et de Kisumu : l’opposition dénonce ainsi une véritable « terreur d’État » qui aurait fait « au moins 100 morts dont 10 enfants », et près de 200 blessés. La commission nationale kenyane des droits de l’homme (KNCHR) nuance ce chiffre, évoquant plutôt 24 victimes. Lucas Kimanthi, un employé de cette commission, attaque les forces de l’ordre « qui se comportent de manière inconsciente sur le terrain ».
Si on ne peut graduer l’horreur, le bilan est en perpétuelle évolution, on soulignera seulement que face à la contestation, le gouvernement a mobilisé 150 000 officiers de police, soit la plus grande manœuvre policière de l’histoire kenyane…
« No Raila, no peace »
Après les évènements meurtriers 1100 morts officiels de 2007, suite à une nouvelle défaite controversée de Odinga, le pays a peur de retomber dans le chaos. Selon un sondage réalisé par une agence kényane, 70% des citoyens redoutent de nouvelles violences. Pendant la campagne pour les élections, la coalition NASA menée par Odinga proclame régulièrement sa victoire alors que les sondages ne semblent pas particulièrement favorables. Les plus fiables annoncent 47% pour Kenyatta et 44% pour son opposant, à moins d’une semaine du scrutin. Seulement pour certains fervents électeurs de la NASA, une défaite de leur candidat ne pourrait s’expliquer que par une fraude du gouvernement…
Image de couverture : Ján Husár/SOPA Images/LightRocket/Getty Images
Lors de son meeting post-élection, Odinga affirme avoir « prévu que le pouvoir allait voler l’élection ». Il n’hésite pas à comparer son combat politique à celui qui a su faire chuter le Shah d’Iran ou celui qui a fait tomber le régime des Duvalier à Haïti. Alors que Odinga avait appelé ses partisans à faire face dans la rue en 2007, et que ses partisans entonnent le slogan « no Raila, no peace », il choisit cette fois-ci une voie plus apaisée. Le leader de l’opposition a en effet saisi la Cour Suprême pour une enquête approfondie sur les fraudes potentielles de ces élections. L’institution a deux semaines pour rendre son arrêt : ou bien Kenyatta aura droit à un second mandat, ou bien de nouvelles élections seront organisées dans 60 jours.
Un conflit plus ethnique que politique
Les hommes politiques sont des corrompus, c’est prouvé. Pourquoi devrait-on continuer à les suivre, les soutenir alors qu’ils ne font rien pour le peuple et s’intéressent seulement à leurs tribus ?
Marc, un trentenaire kenyan interrogé par le journal libération
Si ce discours tiendrait davantage de brèves de comptoir en France, il prend en revanche tout son sens au Kenya. En effet, l’opposition entre soutiens de Kenyatta et partisans de Odinga correspond à la distinction entre les Kikuyu et les Luo. Pour comprendre les ruptures qui scindent la population, il faut revenir à l’heure de l’indépendance en 1963. La lutte contre les colonisateurs britanniques est alors dirigée par les Luo, sous le commandement de leurs chefs emblématiques : Oginga Odinga (père de Raila) et Tom Mboya. Ce combat pour un Kenya indépendant est permis par une alliance entre les Kikuyu et les Luo. Jomo Kenyatta, un Kikuyu (père de Uhuru Kenyatta) est alors élu Président du Kenya, avec l’approbation des puissances coloniales qui voient en lui un maintien de leurs intérêts dans le pays. Jomo Kenyatta exile Oginga Odinga et organise l’assassinat de Tom Mboya. Les politiques menées par la suite excluent les Luo de manière quasi-systématique.

Aujourd’hui les Luo ne peuvent pas intégrer l’administration et l’armée ; obtenir des services à l’hôpital ou à la banque semble plus ardu ou plus onéreux. Plus grave encore, les comtés Siaya, Kisumu et Homa Bay qui sont très majoritairement Luo cumulent toutes les difficultés : infrastructures faibles, niveau sanitaire déplorable, pauvreté extrême… Pour l’écrivaine Luo Yvonne Adhiambo Owuor,
les émeutes actuelles ont peu à voir avec les élections. Elles sont la culmination d’un demi-siècle de harcèlement, de brutalités et de mépris contre les Luo
Yvonne Adhiambo Owuor, écrivain luo
Toujours est-il que les Luo reconnaissent en Raila Odinga un véritable chef, un protecteur tribal. Celui-ci tire sa légitimité de son lien filial et de sa dénonciation véhémente de la marginalisation dont les Luo sont les victimes.
Quel rôle pour les Nations Unies ?
Alors que la contestation des résultats des élections a pris une tournure sanglante, le gouvernement kenyan cherche à faire bonne figure auprès de la communauté internationale. Kenyatta a en effet suspendu les saisies et sanctions administratives contre Africa Centre for Open Governance (AfriCOG) et Kenya National Commission on Human Rights (KNCHR). Les menaces gouvernementales sur ces deux ONG défendant les droits de l’Homme ont alerté la vigilance des Nations Unies, de l’Union Européenne mais aussi d’autres ONG influentes comme Amnesty International.
Pour le moment, l’Organisation des Nations Unies, l’Union Européenne et le Royaume-Uni demandent à Odinga de maîtriser la colère de ses partisans et d’éviter toute escalade dans la violence. Alors que la Cour Suprême du Kenya est saisie pour la deuxième fois consécutive à propos des élections, certains proposent un arbitrage rigoureux des Nations Unies pour garantir la démocratie et le calme dans ce régime sous tension.
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