Il y a autant de précoces que de précocités
La précocité est trop souvent mal connue. Avec cet entretien, L’Alter Ego vous fournit un petit tour d’horizon de ce qu’est vraiment la précocité…
Tu es précoce, alors du coup tu sais tout ? Pourquoi tu n’as pas 20/20 à l’école ?
Combien de fois un jeune précoce a-t-il entendu cette phrase lorsqu’il a révélé cette particularité ? Il faut admettre qu’elle a son lot d’idées reçues. Entre l’image de chiens savants, de jeunes Einstein, trop souvent relayée, comment pourrait-on voir le plus important chez le précoce et savoir qu’il ne se résume absolument pas à son intelligence ?
La précocité est une particularité psychologique qui touche 2,3% des individus dans le monde. Malheureusement, peu de personnes savent vraiment de quoi il en retourne. Avec cette série, je vais tenter de vous montrer plus précisément ce qu’est cette particularité, en essayant de dépasser les clichés. J’ai effectué une série d’entretiens avec des jeunes précoces en évoquant leur rapport à la précocité, la gestion de cette particularité au quotidien, ou encore leur sentiment par rapport à l’image qui est donnée d’eux. Mais avant, je voulais à tout prix expliquer ce qu’était vraiment la précocité afin que vous vous fassiez une idée plus précise de ce dont je vous parle. Pour ce faire, j’ai interrogé Nathalie Discours, psychologue cognitienne spécialisée dans la précocité.

Qu’est-ce qu’est précisément la précocité ?
Nathalie Discours : « C’est plein de choses. Ce que l’on entend généralement c’est l’intelligence, le quotient intellectuel ; c’est une réalité mais ça n’est pas une intelligence supérieure à celles des autres sur le plan intellectuel. Être précoce, c’est réfléchir d’une manière différente. Tandis que les autres réfléchissent en linéaire, les précoces vont réfléchir en arborescence : une pensée va conduire à une autre, qui va mener à une pensée encore différente. Cela permet aussi d’aller plus loin, de comprendre des choses plus rapidement, de faire des liens plus vite quand les autres ont besoin de tout le détail. Quand on reste sur le plan intellectuel, lorsque l’on est précoce, le fait d’avoir un maximum d’informations permet d’aller plus loin. Il y a, par conséquent, une grande mémorisation qui permet d’avoir une culture générale importante/ Pour expliquer cela sur l’aspect cérébral, il y a plus de terminaisons nerveuses chez le précoce, ce qui fait que l’info circule plus vite : on va ainsi dire que le précoce va percuter les choses beaucoup plus rapidement. C’est pour cela que l’on dit que le précoce peut être plus intelligent que les autres mais, à l’inverse, c’est ce fonctionnement atypique qui va aussi jouer en sa défaveur et créer un décalage. S’il est en face de personnes qui n’adaptent pas leur pédagogie à sa particularité, il peut ne pas du tout comprendre ce qui lui est dit et se retrouver en échec scolaire, car ce n’est pas compatible avec son mode de fonctionnement.
En ce qui concerne la sphère scolaire, les précoces sont dans la norme : 33% réussissent, et 33% sont en échec, donc ce n’est pas ça qui va jouer pour eux. Ce n’est pas parce qu’on l’est que l’on va être scolaire. »
Qu’est ce qui suscite le plus d’intérêt de votre part à l’égard du précoce ?
N.D. : « C’est la sphère affective, empathique, qui est vraiment différente des autres. La plupart des enfants et des jeunes sont certes sensibles et émotifs, mais chez le surdoué c’est toujours plus que les autres. Par ailleurs, la précocité commence à rentrer dans le spectre autistique, car bien souvent cette particularité marche main dans la main avec lui. Ce qui est commun avec les autistes, c’est la sensibilité. Le précoce peut percevoir les choses de manière douloureuse et cela peut être sur le plan affectif mais aussi dans la sphère hyperesthésique (1). Tous les sens sont extrêmement développés chez le précoce, ce qui peut être gênant pour lui. Il peut y avoir un sens qui domine parce qu’on est stressé ou fatigué. Il va avoir une mémoire de ses émotions, et ça peut être handicapant pour lui. »
Comment savoir qu’un enfant ou un jeune est précoce ?
N.D. : « En tant que parent, c’est compliqué parce qu’on a tendance à voir son enfant comme au-dessus du lot. Toutefois, si on a un enfant qui apprend à lire tout seul, on peut commencer à se poser des questions car le précoce a tendance à apprendre par lui-même. Tous les précoces ne le font pas non plus, mais c’est l’une des choses qui peut mettre la puce à l’oreille. Tous les enfants qui ne vont pas bien à l’école ne sont pas forcément précoces, on peut se le demander s’il y a une difficulté à gérer des émotions. J’ai souvent eu tendance à dire que les précoces sont des « hypers ». Si l’on travaille avec des enfants ou des jeunes on peut commencer à penser qu’un d’entre eux est précoce si l’on se dit : « lui il est hyper, il est dans les extrêmes ». Par extrême il ne faut pas entendre nécessairement au-dessus cela peut être aussi très en dessous. On entendra souvent leurs enseignants dire qu’il y a un manque de maturité. Dès qu’on sent qu’il y a un décalage dans la vie de l’enfant par une forte anxiété, une envie de contrôle, il est précoce. Mais c’est un tout : il faut voir les choses dans leur ensemble. »
Êtes-vous en total accord avec les termes : « précoce » et « surdoué » ?
N.D. : « Non. Et « haut potentiel » non plus d’ailleurs car ça donne l’idée qu’il faut en faire quelque chose. « Surdoué » c’est-à-dire au-dessus de doué, je ne suis pas d’accord non plus. « Zèbre », ça ne veut rien dire. Pendant un temps je parlais des « hypers » parce qu’il y a un côté ambivalent et que je trouvais que ça correspondait mieux. Là, je trouve ça mieux que l’on parle du trouble du spectre autistique (ndlr. TSA). Alors ça peut être inquiétant, en tant que personne surtout. Moi ça me va bien, j’aimerais bien qu’on reste là-dessus. « Précoce », comme on reste précoce toute sa vie, pose problème car on ne peut pas parler de vieux précoce. Cela pourrait aller si l’on parlait d’une période de vie. Moi j’utilise précoce parce que j’ai l’habitude et que je sais de quoi je parle – et que c’est le terme utilisé par l’éducation nationale. Mais j’aimerais bien que l’on reste sur TSA. »
Quel est le rapport de vos patients à leur précocité ?
N.D. : « Déjà, quand ils le savent tardivement, il y a eu la tendance normale des parents d’essayer de les faire rentrer dans le moule : quand l’enfant a du mal à dormir, qu’il est anxieux, qu’il n’est pas comme les autres il faut le « contenir » et le « forcer à ». Toutefois, cela laisse des séquelles quand l’enfant rentre dans l’adolescence et il a tendance à avoir du mal à se construire car pour son identité, c’est difficile. Il y a aussi le système scolaire qui fait qu’on ne se sent pas forcément bien. Même si on sait bien qu’on va à l’école pour notre avenir, on ne se retrouve pas dans notre système scolaire. Vu qu’on n’y arrive pas, c’est douloureux. Par ailleurs, à l’adolescence, on a tendance à vouloir être dans un groupe, et là où il y a un malaise pour le précoce c’est qu’il ne trouve pas le sien, car il est multicases. Celle qui pourrait lui correspondre c’est de trouver d’autres précoces ou des personnes très ouvertes d’esprit. Il y a enfin l’adolescence qui est une période tout aussi compliquée pour les précoces que pour les autres, avec la crise d’adolescence. il y a la projection avec des questions du type « qu’est-ce que je vais devenir plus tard ? ». Par rapport à cette projection, cela peut être une source d’angoisse pour lui. Ce qui est compliqué pour le précoce c’est le décalage entre âge mental et âge réel dans l’adolescence. »
Il y autant de précoces que de précocités, mais est-ce qu’il y a des grands types de précoces ?
N.D. : « On peut dire qu’il y a déjà les précoces scolaires et pas scolaires. S’il est extrêmement bon, qu’il a beaucoup de facilités et des bons résultats, cela va être agréable et la scolarité sera facile. S’il n’est pas scolaire, cela va devenir compliqué pour les professeurs, pour lui et pour les parents. Et il va falloir le tenir jusqu’au bout pour que les choses s’améliorent et se passent bien. Il n’y a pas d’école idéale, mais il y a forcément un endroit où le précoce se sentira mieux, comme pour tout le monde. Il faut trouver un parcours qui lui soit favorable dans ses envies, sa manière de vivre l’école. Au-delà de ça, il peut aussi y avoir des tendances du fait de la précocité. Il y a beaucoup de dysassociés, on les appelle souvent les « dys ». Ce « dys », c’est la dysorthographie, la dyslexie, la dyscalculie, la dyspraxie… car il y a souvent des petits troubles associés à la précocité. Autre chose importante : le précoce va pouvoir projeter le passé et le futur, mais il ne va pas gérer le présent, c’est quelque chose à travailler. Du coup, ceux qui sont sur le passé sont un peu plus dépressifs, et ceux sur le futur un peu plus anxieux. Par ailleurs, on va retrouver les profils de la vie de tous les jours chez les précoces. On ne peut pas les catégoriser ou les cataloguer en différents types et les mettre dans des cases. »
À quoi cela peut servir de savoir que l’on est précoce ?
N.D. : « Pour ceux en construction, c’est-à-dire jusqu’à l’adolescence, le fait de le savoir leur permet d’avoir les bases et de ne pas rencontrer certaines difficultés : au niveau de l’orientation, du social et de la compréhension des autres, par exemple. Pour mes patients diagnostiqués tardivement, après l’adolescence, il y a une chose qui revient souvent : « quel gâchis, je n’en ai rien fait ». Sauf que c’est une erreur : en faire quelque chose, c’est plus le faire pour soi, pour finaliser qui on est. Notamment à l’adolescence où l’on comprend qui on est, si cette cartouche là nous manque, cela va être difficile, on sera toujours en décalage. On va toujours essayer de voir comment on peut faire par rapport à la norme et cela ne collera jamais. Je le symbolise toujours par une ligne. À la droite de la ligne c’est la norme. À gauche c’est la marginalisation. Le précoce doit trouver un entre-deux. Pour chacun d’entre eux, la ligne sera différente. Par exemple, certains précoces vont être artistes. On dit souvent qu’il n’y a que de la créativité et de l’imaginaire chez les artistes mais c’est faux, car on peut l’avoir dans tout domaine. Quand on est ingénieur, on peut aussi créer des choses et les imaginer. Ce qui est important dans l’adolescence, dans le fait de savoir que l’on est précoce, c’est de trouver sa ligne, comprendre ce qui correspond à la norme et ce qui ne lui correspond pas, s’accepter en tant que tel, et trouver le bon chemin. »
Quelles sont les pires idées reçues sur les précoces et quelles sont celles qu’il faudrait plutôt véhiculer ?
N.D. : « Les idées reçues ne sont que sur l’intelligence. La plus grosse, et celle qui est très compliquée, c’est « puisqu’il est précoce alors il doit savoir » alors que s’il n’a pas appris il ne peut pas savoir. Ce n’est pas un génie, car même un génie a besoin de savoir des choses pour en déduire d’autres. A l’école, les précoces passent pour des personnes que l’on devrait choyer et auxquelles on devrait faire des faveurs, comme si justement le précoce avait déjà tout et qu’il fallait lui en donner encore plus. A mon sens, c’est un gros manque de compréhension de ce qu’est un précoce et c’est ne pas vouloir voir la souffrance qui peut aller avec. Je reçois énormément de jeunes en souffrance parce qu’on dit ce genre de choses, parce qu’on est violent avec eux en pensant que ça va les maturer, ils se retrouvent avec plein de violence qu’ils ne savent pas gérer. J’aimerais que l’on prenne moins en compte le côté intellectuel et plus le côté affectif qui est différent. A côté de ça, le précoce aura pleins de bonheurs dans une journée. Cela peut être complètement anodin pour le reste de la population mais un nuage qui passe, un papillon, il y aura plein de bonheurs dans la journée d’un précoce, tandis que les personnes normales auront peut être un bonheur dans l’année. A côté de l’aspect souffrance, il faut parler du plaisir que peuvent prendre le temps d’éprouver les précoces, il faut aussi lui en parler de cela car il peut le balayer d’un coup de main en pensant que c’est pour tout le monde alors que non, le précoce a de la chance. »
Quel est rapport du jeune précoce à autrui ?
N.D. : « Il a tendance à être fusionnel. Comme toujours, il y a des écarts. Ils peuvent être très déçus : ils ont d’un seul coup l’impression d’avoir rencontré l’âme soeur qui leur correspond, leur autre, et dès qu’il y a quelque chose qui diffère ils rejettent complètement. Cela peut être très compliqué. Je parle de ceux pour qui ça ne va pas forcément avec les autres. Il peut y avoir des précoces qui ont des facilités sociales, qui vont aller vers les autres, être très bien intégrés, etc. Ceux pour qui ça fonctionne moins bien, cela vient de la timidité, du fait qu’ils n’osent pas aller vers l’autre, ils vont rester dans leur coin, observer pour avoir les mêmes codes et être dans le mimétisme. S’ils se sentent à l’aise, il va y avoir un effet « caméléon » et ils vont tout faire comme l’autre. C’est l’effet pygmalion (2) négatif : si on veut que je fasse telle chose et seulement celle-ci je ne vais faire que cela et ne pas montrer de quoi je suis capable en plus. »
Quels conseils donneriez-vous à un jeune précoce pour bien grandir avec cette particularité ?
N.D. : « Ose être toi, tu t’en fous de ce que veut la société, de ce qu’on attend de toi, de la pression sociale ; ose. Il y aura des moqueries, ose. La réponse est en toi et non pas dans les yeux des autres. Tu as tes propres craintes en tant que précoce, tu as tes propres zones d’incompréhension, tu as tes propres limites, va chercher la réponse en toi, accepte-les. Ose y aller même si ce n’est pas ta zone de confort, ose te dépasser. »
Ainsi, c’est sur ces notes d’encouragement que mon entrevue avec Nathalie Discours s’est achevée. J’espère que vous aurez maintenant une idée plus précise de ce qu’est un jeune précoce. Nous commencerons notre série d’articles avec l’interview d’Arthur, un jeune homme qui a réussi à faire de sa précocité une force, après moults péripéties.
(1) hyperesthésie : l’hyperesthésie est une exacerbation des sens qui est vécue de manière douloureuse. L’hyperesthésique est celui qui ressent cette hyperesthésie.
(2) effet Pygmalion : l’effet Pygmalion désigne l’influence que peut avoir une personne sur une autre et qui servira de référence pour l’avenir. Cet effet se manifeste particulièrement à l’école.